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VIDEO: Développer l’Intelligence Rythmique: Vers une Compréhension Critique des Temporalités Educationnelles

Cette présentation était la première a être proposée, le 16 janvier 2023, dans le cadre du cycle de conférences "Spaces, Times, & the Rhythms of Adult Education", organisé par le TRC Lab (Institut Sunkhronos) de janvier à juin 2023.

Dans cet exposé intitulé "Développer l'intelligence rythmique : vers une compréhension critique des temporalités éducationnelles", le Dr. Michel Alhadeff-Jones présente la généalogie de ses recherches actuelles sur l'intelligence rythmique (IR) et la rythmanalyse (AR), ainsi que le programme de recherche qui y est associé.

La présentation s'articule autour de trois points. Le premier présente les étapes du développement de sa recherche sur l'IR. Le deuxième propose une définition de travail de la notion d'IR. Le troisième point introduit cinq axes de recherche qui peuvent être développés en relation avec l'étude de l'IR et de la RA.

Cette conférence a été enregistrée lors d'un webinaire organisé par l’Institut Sunkhronos, auprès d'une audience internationale. La discussion et les questions-réponses qui ont suivi ne figurent pas dans cette vidéo. L'article principal discuté dans cette présentation peut être téléchargé à l'adresse: https://revistas.rcaap.pt/sisyphus/article/view/26894

Toutes les présentations faites au cours du cycle de conférence "Spaces, Times, & the Rhythms of Adult Education" Research Symposium Series peuvent être visionnées sur la chaîne YouTube de l’Institut Sunkhronos.

Crise et complexité: Apports pour le développement d’une intelligence rythmique

Elisabeth Adler Kaufmann, Chaos, circa 1970 (Eau forte et aquarelle) (Photographie: M. Alhadeff-Jones)

Elisabeth Adler Kaufmann, Chaos, circa 1970 (Eau forte et aquarelle) (Photographie: M. Alhadeff-Jones)

Pour une crisologie?

En 1976, André Béjin et Edgar Morin ont coordonné un numéro spécial de la revue Communications intitulé «La notion de crise ». Les contributions à ce volume offrent à la fois un état des lieux très pointu sur la manière dont ce terme est mobilisé dans différentes disciplines académiques (philosophie, histoire, sociologie, économie, etc.) et en même temps une vision large et profonde de ce qu’implique le recours à la notion de « crise » dans une perspective transdisciplinaire. A ce titre, l’article conclusif, rédigé par Morin (1976) et intitulé «Pour une crisologie? » ouvre un horizon de réflexions particulièrement riche, étayé par la compréhension à la fois sociologique, historique et épistémologique qui caractérise la pensée de l’auteur et sa contribution au paradigme de la complexité. Fréquemment cité dans des textes ultérieurs portant sur les aspects psychologiques, organisationnels et socio-historiques des crises (e.g., Barus-Michel, Giust-Desprairies & Ridel, 1996; Roux-Dufort, 2000), cet article apparaît aujourd’hui comme un texte incontournable pour qui s’intéresse à la notion de crise en sciences humaines.

En s’appuyant sur la contribution de Morin, l’objectif du présent texte est d’identifier en quoi une approche complexe des phénomènes de crise est digne d’intérêt dans une perspective rythmologique. Lorsqu’on évoque la notion de rythme, c’est intuitivement à travers des phénomènes de répétition qu’on tend à se la représenter. Il apparaît ainsi un peu contre-intuitif d’envisager les aspects discontinus et non-répétitifs qui caractérisent l’évolution de la plupart des phénomènes organisés (naturels ou vivants) traversant des épisodes de crise, comme autant d’expression des rythmes qui en sont constitutifs. Dans la continuité d’une réflexion antérieure sur les relations entre théories de la complexité et théories rythmiques (Alhadeff-Jones, 2018), le texte qui suit cherche donc à établir en quoi une compréhension complexe des crises renvoie à une approche rythmologique et inversement, il tente d’ouvrir des pistes pour entrevoir comment une intelligence des phénomènes rythmiques pourrait participer à une meilleure compréhension de la complexité des phénomènes crisiques. 

Trois principes pour concevoir une théorie des crises: systémique, cybernétique et néguentropique

L’article de Morin (1976) s’articule en trois parties. La première présente les trois principes requis, selon l’auteur, pour concevoir une théorie des crises et propose, ce faisant, trois niveaux d’analyse. La seconde partie introduit dix composantes qui apparaissent comme centrales pour rendre compte du concept de crise. La troisième partie évoque trois rapports entre phénomènes de crise et transformation. La présente analyse se centre sur la première partie de l’article. Selon Morin, pour concevoir la crise, il convient en premier lieu d’aller au-delà des notions de perturbation, d’épreuve, de rupture d’équilibre, et envisager la société comme système capable d’avoir des crises. Pour ce faire, il est nécessaire de « … poser trois ordres de principes, le premier systémique, le second cybernétique, le troisième néguentropique, sans quoi la théorie de la société est insuffisante et la notion de crise inconcevable » (Morin, 1976, p.149). Les sections qui suivent définissent ces trois niveaux d’analyse, les illustrent à partir d’exemples tirés du contexte actuel de pandémie, et établissent des liens avec une approche rythmologique. 

Niveau systémique

Comme Morin le rappelle, l’idée de système renvoie à un ensemble organisé par l’interrelation de ses constituants. « Pour qu’il y ait système, il faut qu’il y ait maintien de la différence, c’est-à-dire le maintien de forces sauvegardant au moins quelque chose de fondamental dans l’originalité des éléments ou objets ou interrelations, donc le maintien, contrebalancé, neutralisé ou virtualité, de forces d’exclusion, de dissociation, de répulsion. » (Morin, 1976, p.150). A ce niveau d’analyse, l’aspect fondamental réside dans le fait que tout système organisé repose sur des équilibres qui impliquent à la fois des complémentarités et des forces antagonistes. Deux postulats systémiques sont ainsi proposés: (1) L’unité complexe du système à la fois crée et refoule des antagonismes; (2) les complémentarités systémiques sont indissociables d’antagonismes. Et Morin de préciser: « Ces antagonismes demeurent soit virtuels, soit plus ou moins contrôlés, soit même … plus ou moins contrôlants. Ils font irruption quand il y a crise, et ils font crise quand ils sont en éruption. » (p.151).

On peut illustrer ces deux postulats dans le contexte de pandémie actuel. La crise sanitaire met ainsi en évidence les complémentarités et les antagonismes qui existent de manière fondamentale dans toute société: dans les logiques de justifications qui fondent les actions entreprises au sein de différentes sphères d’activité de la société (domestique, santé, éducation, économie, politique); entre les générations (jeunes plus ou moins protégés du virus, personnes âgées plus vulnérables); mais aussi entre principes de responsabilité individuelle (libre arbitre) et collective (exercice d’un contrôle social). De même, la crise sanitaire met en exergue de nombreuses disparités au sein de la population, relatives par exemple à l’accès à l’information, à l’éducation, aux soins, ou aux aides financières. Ces disparités révèlent également des antagonismes potentiels ou réels dans les manières dont les personnes pensent, ressentent ou se comportent face aux effets de la crise.

Les deux postulats systémiques formulés par Morin conduisent donc à s’intéresser aux complémentarités et aux antagonismes qui sont constitutifs en tout temps d’un système, mais qui sont révélés par la présence de tensions vives en situation de crise. D’un point de vue rythmologique, on peut d’emblée relever que la présence d’un antagonisme peut constituer un critère déterminant pour définir l’émergence d’un phénomène rythmique, caractérisé par une structure, un motif ou un pattern différentié (Sauvanet, 2000). Dans la continuation de la pensée de Bachelard (1950) qui envisage le rythme comme l’expression d’un « motif de dualité », on peut dans une perspective systémique, concevoir l’émergence d’un phénomène rythmique comme étant inhérente à l’apparition d’une relation particulière, à la fois complémentaire et antagoniste, entre les éléments d’un système organisé. En d’autres termes, là où il y a antagonisme, il y a potentiellement émergence d’un rythme, et là où il y a rythme, il y a potentiellement antagonisme et complémentarité.

Niveau cybernétique

Alors que le niveau systémique de l’analyse porte sur la nature des interrelations entre les éléments d’un système, le niveau cybernétique s’intéresse plus spécifiquement aux processus de régulation (feedback positifs ou négatifs) qui permettent de maintenir le système en équilibre (homéostasie) sur la base des antagonismes en présence. Comme l’évoque Morin (1976, p.151, souligné par Morin): « Quand on considère les systèmes de complexité cybernétique … la machine, la cellule, la société, c’est-à-dire comportant des rétroactions régulatrices, on constate que l’organisation elle-même suscite et utilise des comportements et des effets antagonistes de la part de certains constituants. C’est dire qu’il y a aussi de l’antagonisme organisationnel. »  La régulation d’un système repose donc sur l’action antagoniste d’un ou plusieurs éléments sur d’autres éléments du système, dès que ceux-ci varient au-delà d’une zone de tolérance, menaçant la stabilité, l’homéostasie, voire l’intégrité du système: « Ainsi l’antagonisme ne porte pas seulement en lui la dislocation du système, il peut contribuer aussi à sa stabilité et sa régularité. » (Morin, 1976, p.152).

Si on reprend l’exemple de la pandémie de COVID-19, les processus de régulation, par implémentation de feedback négatifs (inhibition) ou positifs (renforcement) sont omniprésents dans les stratégies de régulation sanitaires, sociales, politiques, et économiques. La stratégie de confinement constitue l’exemple emblématique de l’implémentation au niveau social d’un feedback négatif, reposant sur l’isolement physique, afin de contrôler la diffusion du virus au sein d’une population et de maintenir en équilibre le système de soin responsable de la prise en charge des personnes contaminées. De manière antagoniste, le besoin de contacts sociaux ressenti par la population conduit de manière régulière un certain nombre de personnes à s’exposer au virus et, ce faisant, à faire augmenter le nombre de contaminations. Lorsqu’on s’intéresse aux effets socio-économiques de la pandémie, les mécanismes de feedback occupent également une place déterminante dans l’évolution de la crise. Ainsi, le renforcement des prises en charge des personnes ne pouvant plus travailler et l’accompagnement financier des ménages ou des entreprises qui souffrent des effets du ralentissement de l’activité, reposent sur le principe de feedback positif. Le renforcement de certains flux financiers (p.ex., distribution d’aides), en contrebalançant la tendance antagoniste inhérente à la diminution de l’activité économique, a ainsi pour objectif de maintenir un certain équilibre économique et social. 

En mettant l’accent sur les mécanismes de régulation d’un système, le point de vue cybernétique porte l’attention sur la dimension organisationnelle et les effets régulateurs des antagonismes en présence. Il conduit également à s’intéresser à la nature des fluctuations à travers lesquels un système se maintient en équilibre. D’un point de vue rythmologique, ces processus de régulation et les fluctuations qui y sont associées manifestent la présence d’une activité fondamentalement rythmique. Très tôt, dans l’émergence de la pandémie, la reconnaissance de certains de ses rythmes s’est manifestée sur le registre de l’analogie avec des « vagues » (ou plus récemment avec les effets « yo-yo » associés aux mesures de contraintes implémentées). De même, cette rythmicité s’exprime très clairement dans les statistiques de la pandémie, qui restituent de manière quantitative l’évolution périodique des contaminations. Ainsi, la présence de boucles rétroactives (feedback positifs ou négatifs) se traduit à travers le déploiement au fil du temps d’une activité rythmique. Inversement, le déploiement de phénomènes rythmiques suggère la présence de mécanismes de régulation.

Niveau néguentropique

Si l’entropie renvoie à la tendance naturelle d’un système organisé à évoluer de manière irréversible vers la dispersion et le désordre, le niveau néguentropique d’analyse renvoie dans la pensée de Morin aux conditions requises pour qu’un système soit en mesure de se réorganiser de manière permanente, voire de développer sa complexité au fil du temps. Dans cette perspective, les antagonismes présents au sein d’un système permettent la régulation de ses processus (principe cybernétique), en même temps qu’ils comportent en eux le risque de sa désintégration, voire de sa « mort », dans la mesure où plus ils se déploient, plus ils contribuent à la dispersion des éléments du sytème. Morin rappelle ainsi que toute organisation se maintient soit en demeurant immobile (système figé et statique), soit en mobilisant de l’énergie qui permette de compenser et de contrôler les forces d’opposition et de dissociation (antagonismes) qui font tendre le système vers la dispersion. En cela, l’accroissement d’entropie (désordre) au sein d’un système dynamique correspond à une dégradation énergétique ou organisationnelle qui a pour effet de libérer des antagonismes, lesquels entraînent désintégration et dispersion (Morin, 1976, p.152). En allant au-delà d’une analyse en termes de complémentarité-antagonisme, ou de mécanismes de régulation (inhibition-renforcement), l’analyse néguentropique interroge les modalités de transformation et d’évolution d’un système organisé, ainsi que les ressources dont il dispose pour lui permettre de s’entretenir, et de s’inscrire dans une histoire qui prend également en considération la « mort » possible du système. 

En regard de l’évolution de la pandémie de COVID-19, une lecture néguentropique interroge l’irréversibilité des processus engagés pour faire face au virus et à ses effets morbides sur la santé des individus et celle des collectivités. Les effets mortels du virus sont l’exemple le plus flagrant du potentiel destructeur de cette crise (sur les victimes et leur entourage). Plus largement, une autre illustration s’impose à travers l’exemple de la fatigue qui s’accumule depuis le début de la crise. On la retrouve évidemment chez les professionnels de la santé qui sont aux premières lignes de la lutte. On la retrouve également dans tous les métiers exposés aux tensions suscitées par l’incertitude et les effets délétères de la pandémie (enseignants, thérapeutes, travailleurs sociaux, etc.), mais aussi dans le secteur économique, en raison du stress induit par l’imprédictibilité qui demeure. La fatigue apparaît ainsi comme l’un des phénomènes qui traduit une résultante de tous les efforts de régulation consentis. Cette fatigue renvoie ainsi au risque d’épuisement des forces vives qui entretiennent la société (ménages, hôpitaux, écoles, commerces, instances politiques, etc.) Elle suscite des peurs légitimes dans la mesure où l’épuisement des capacités sociales à réguler la crise, renvoie à la libération de forces aux effets potentiellement destructeurs en regard du fonctionnement démocratique (fragmentation et radicalisation des positions, atteintes au dialogue démocratique, remise en question de la légitimité des discours scientifique, contestations de la légitimité des pouvoirs politiques, etc.) En même temps, une lecture néguentropique conduit à s’intéresser à la créativité mise en oeuvre au sein de la société pour se renouveler. Ici, l’exemple des avancées technologiques et scientifiques mises en oeuvre est révélateur de la capacité d’innovation et des progrès qu’elle permet d’envisager pour faire face, présentement et à l’avenir, à des menaces du même type.

Si une lecture cybernétique de la crise revient à réduire son évolution à la périodicité des bouclages rétroactifs mis en oeuvre pour réguler les désordres introduits par l’émergence d’un événement désorganisateur (l’apparition et la diffusion d’un virus), une lecture néguentropique l’aborde sous l’angle des processus de (ré-)organisation et de l’irreversibilité de l’histoire dans laquelle elle s’inscrit. D’un point de vue rythmologique, on pourrait ainsi formuler l’idée selon laquelle la nécessité pour tout système d’avoir à se réorganiser en permanence, conduit à dépasser une lecture plaçant l’accent sur la périodicité des processus de régulation rythmés. Elle renvoie davantage à la dimension générative (ou dégénérative) de ces phénomènes. Ainsi, la présence de phénomènes rythmique peut être associée soit à l’émergence de nouveaux attributs contribuant de manière irréversible au potentiel renouvellement du système, soit à la disparition de certains des processus qui participaient jusque là au maintien de l’intégrité du système. Le premier cas de figure renvoie à l’effet de « syncope » auquel fait référence Sauvanet (2000) pour rendre compte de la manière dont une discontinuité peut contribuer à renouveler le « mouvement » d’un rythme. Dans le second cas, on observe plutôt la disparition de ce qui produit le rythme, en raison de la dispersion des éléments qui en sont constitutifs. Ainsi, la nécessité pour une organisation de se recréer renvoie à une double mouvement rythmique, caractérisé: (1) par la possibilité de voir émerger des patterns d’activité originaux impliquant un degré de complexité potentiellement plus élevé (expressions d’une capacité créative, génératrice, propre au système, se manifestant par exemple par de nouveaux partenariats, de nouvelles alliances); et (2) par la possibilité de voir disparaître certains des éléments constitutifs du système, ou les relations qu’ils entretenaient, à travers un mouvement régressif de cloisonnement, de fragmentation, ou de dispersion, produit par la libération de forces antagonistes qui ne seraient plus sous contrôle (expressions de forces potentiellement désorganisatrices, voire destructrices). D’un point de vue rythmologique, les processus de (ré)organisation d’un système se manifestent en fin de compte, par la reconfiguration des interrelations et des processus de régulation qui l’animent (p.ex., transactions sociales, économiques, politiques, intellectuelles) au sein de nouveaux ensembles, de nouvelles formes, qui demeurent en perpétuelles fluctuations, traduisant des « manières de fluer » (Michon, 2005) et un « mouvement » (Sauvanet, 2000) toujours idiosyncratiques et fondamentalement historiques qui caractérisent l’évolution des phénomènes rythmiques.

Crise et complexité: Apports pour le développement d’une intelligence rythmique

Les trois principes proposés par Morin (1976) pour concevoir une théorie des crises renvoient à trois logiques distinctes permettant d’envisager, une théorie complexiviste des rythmes (Alhadeff-Jones, 2018) et plus spécifiquement une approche rythmologique des crises. 

Le principe systémique conduit à s’intéresser aux antagonismes et aux complémentarités qui sont constitutifs d’un système. Dans cette optique, une intelligence rythmique devrait porter en premier lieu sur les phénomènes d’antagonisme et s’en servir comme point de départ d’une analyse visant à identifier des phénomènes rythmiques. Là où il y a antagonisme, il y a potentiellement émergence d’un rythme, et là où il y a rythme, il y a potentiellement antagonisme et complémentarité. L’intelligence rythmique renvoie ainsi à une approche dialogique (Morin, 1990) prenant en considération les tensions, les oppositions, les contradictions, les paradoxes, comme autant de signes d’une configuration rythmique au sein d’un système donné. Cette première perspective contribue également à mettre l’accent sur la dimension structurale des phénomènes rythmiques en s’intéressant aux configurations (structure, motifs, agencement, pattern) (Sauvanet, 2000) qui les organisent.

Le principe cybernétique conduit à s’intéresser à la manière dont un système organisé se sert des antagonismes pour réguler son activité à travers des mécanismes de feedback (renforcement, inhibition). De ce point de vue, une intelligence rythmique devrait porter sur les phénomènes de régulation et s’en servir pour caractériser la nature des phénomènes rythmiques considérés. Ainsi, là où il y a bouclages rétroactifs (feedback), il y a potentiellement rythme actif, et là où il y a rythme actif, il y a potentiellement processus de régulation. L’intelligence rythmique renvoie ainsi à une compréhension des propriétés rétroactives et homéostatiques des systèmes considérés, en tant que résultante de rythmes actifs. Elle permet aussi de mettre en évidence les propriétés régulatrices propres à chaque système, en fonction des rétroactions qui participent à leur équilibration. Cette seconde perspective contribue également à mettre l’accent sur la dimension périodique des rythmes (Sauvanet, 2000), en s’intéressant notamment aux cycles, périodes, fréquences, ou tempi qui caractérisent la répétition de certaines activités organisées.

Finalement, le principe néguentropique place l’accent sur les processus à travers lesquels des antagonismes participent à la régénération ou à la dispersion d’un système organisé. Dans cette perspective, l’exercice d’une intelligence rythmique porte sur les phénomènes de variation, de mutation, de (ré)organisation, voire de transformation, afin de mettre en évidence les fonctions productives et créatrices, ou dissipatives ou destructrices, associées à des phénomènes rythmiques. Ainsi, là où il y a bouclage récursif et réorganisation, il y a potentiellement rythme producteur de complexité, ou de dispersion, et vice versa. L’intelligence rythmique porte ici sur les propriétés récursives et autopoïétiques (auto-productrices) d’un système, en tant que manifestations des phénomènes rythmiques qui participent à sa (ré)organisation. Elle peut permettre d’identifier les propriétés créatrices et génératrices, autant que destructrices et dissipatrices qui lui sont propres, en fonction de la nature des rythmes qui l’animent. Cette dernière approche contribue également à mettre l’accent sur la dimension discontinue et irréversible du mouvement inhérent aux phénomènes rythmiques (Sauvanet, 2000) ainsi qu’à la fluidité des formes qui les caractérisent (Michon, 2005), à leur idiosyncrasie et à leur historicité.


Références

Alhadeff-Jones, M. (2018). Rythmes et paradigme de la complexité: Perspectives moriniennes. In J.-J. Wunenburger, & J. Lamy (Eds.), Rythmanalyse(s) Théories et pratiques du rythme. Ontologie, définitions, variations. Lyon: Jacques André Editeur.

Bachelard, G. (1950). La dialectique de la durée. Paris: PUF.

Barus-Michel, J., Giust-Desprairies, F., & Ridel, L. (1996). Crises. Approche psychosociale clinique. Paris: Desclée de Brouwer.

Michon, P. (2005). Rythmes, pouvoir, mondialisation. Paris : Presses Universitaires de France. 

Morin, E. (1976). Pour une crisologie. Communications, 25(1), 149-163.

Morin, E. (1990). Introduction à la pensée complexe. Paris: ESF.

Sauvanet, P. (2000). Le rythme et la raison (2 vol.) Paris : Kimé.

Roux-Dufort, C. (2000). La gestion de crise. Un enjeu stratégique pour les organisations. Paris: DeBoeck.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2021, mars 22). Crise et complexité: Apports pour le développement d’une intelligence rythmique. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2021/3/22crise-et-complexite-trois-principes

Métaphores, analogies, statistiques, et narrations: Quatre manières de raisonner sur la rythmicité des changements

Tehching Hsieh - One Year Performance 1980-1981  (detail) (MoMa, New York City, 2018) (Photographie: M. Alhadeff-Jones)

Tehching Hsieh - One Year Performance 1980-1981 (detail) (MoMa, New York City, 2018) (Photographie: M. Alhadeff-Jones)

Envisagée sous l’angle des processus de pensée, l’intelligence rythmique implique différentes formes de raisonnement. On peut ici en retenir au moins quatre qui correspondent à autant de manières de rendre intelligibles les relations qui existent, ou sont susceptibles d’exister, entre des changements vécus ou observés (Alhadeff-Jones, 2018, pp.28-29).

Raisonnement métaphorique

Une première forme de raisonnement est de type métaphorique. Elle met en correspondance des phénomènes de changement hétérogènes à partir d’images qui permettent d’en penser l’organisation. On l’emprunte lorsqu’on différencie par exemple des « niveaux » de temporalités (p.ex., Adam, 1994; Lesourd, 2006 ; Roquet, 2007). Ainsi, la distinction entre le niveau « micro » des temporalités de l’action, le niveau « méso » des temporalités biographiques, ou le niveau « macro » des temporalités institutionnelles et historiques est une métaphore qui distingue différentes formes de changement en fonction d’une « échelle » qui leur est appliquée pour distinguer leur portée, leur envergure ou leurs rapports d’inclusion. Il en va de même pour l’idée de « croissance » qui évoque des phénomènes temporels (développement, évolution, etc.) en les rapportant à des changements physiques déployés dans un espace observable. La référence à des « niveaux » de temporalité ou à l’idée de « croissance » renvoient ainsi à des métaphores spatiales qui permettent de rendre compte de phénomènes qui demeurent par ailleurs enchevêtrés, invisibles ou imperceptibles par nos sens. Lorsqu’on envisage les changements vécus ou observés, sous l’angle rythmologique, c’est tout un langage et des référentiels sensibles ou imagés que l’on est ainsi susceptible de convoquer. Le recours aux théories rythmiques, développées notamment dans les arts, offre ainsi des mots et des représentations (balancement, ritournelle, rime, motif, mélodie, harmonie, syncope, etc.) ayant un pouvoir évocateur permettant de représenter la plasticité, les dynamiques d’organisation et de (re)prise de forme des phénomènes considérés. Si l’intérêt d’un raisonnement métaphorique réside dans la richesse du vocabulaire et de l’imaginaire auxquels il donne accès, ainsi qu’à leur puissance évocatrice, il comporte évidemment des limites. La plus significative réside probablement dans le fait que le recours aux métaphores ne permet pas d’expliquer de manière factuelle la nature des processus de changement vécus ou observés. Ainsi, établir des correspondances entre des images et des phénomènes temporels permet de les décrire, de les comparer, voire même de les catégoriser, mais sans pour autant permettre de rendre compte ou d’expliquer la nature des phénomènes qui en sont constitutifs. L’obstacle principal d’un raisonnement métaphorique est qu’il ne permet pas d’établir des correspondances logiques ou rationnelles établies de manière factuelle. Dans la perspective du développement d’une intelligence rythmique, le recours à des raisonnements de type métaphorique convoquant un vocabulaire imagé pour décrire des phénomènes, est non seulement inévitable, mais également souhaitable, dans la mesure où leur portée symbolique et leur puissance évocatrice constituent un moyen privilégié de représenter et de formuler certaines des caractéristiques propres aux changements vécus ou observés. D’un point de vue critique, cette ressource évocatrice doit toutefois être accompagnée d’une capacité à réfléchir sur la portée symbolique des métaphores employées et sur les limites des représentations qu’elles convoquent, dans un contexte donné.

Raisonnement analogique

Une seconde modalité de raisonnement est de type analogique. Des temporalités et des formes de changement hétérogènes sont mises en correspondance à partir des similarités ou des différences qui ressortent de leur comparaison. L’étude des analogies entre phénomènes rythmiques se retrouve, de manière plus ou moins rationnelle et critique, au cœur de nombreuses théories en sciences humaines. C’est notamment le cas en éducation où les phénomènes d’apprentissage et de développement ont depuis longtemps été envisagés à partir de la mise en correspondance de rythmes hétérogènes. Chez Platon par exemple, l’éducation musicale dès le plus jeune âge est indissociable du développement moral de la personne. Selon cette conception, l’exposition à des rythmes sensibles (musique, poésie) d’une certaine qualité aurait ainsi un effet direct sur le développement de la personnalité. Plus proche de nous, la pédagogie de Rudolf Steiner vise également à mettre en correspondance les rythmes vécus dans différentes sphères de l’existence (esthétiques, biologiques, discursive, cosmologique, etc.) en vue de privilégier un développement holistique de la personne (Alhadeff-Jones, 2017, 2018b). En sciences humaines, le recours à la notion de « synchronisation », empruntée à la biologie, est également utilisée, notamment en formation (Pineau, 2000) ou en psychologie sociale (McGrath & Tschan, 2004), pour rendre compte des rapports d’influence, d’entraînement ou de domination à travers lesquels certains rythmes (personnels, collectifs, organisationnels) s’imposent au sein de processus de formation ou de dynamiques de groupe, sur le modèle des rapports entre rythmes cosmologiques (cycles circadien ou saisonnier, par exemple) et rythmes biologiques (sommeil, reproduction, etc.) Les raisonnements pas analogie participe à la compréhension des changements vécus ou observés, dans la mesure où ils favorisent des mises en rapport reposant sur des phénomènes souvent assez intuitifs. Ainsi, le recours à l’analogie de la « vague » pour rendre compte de l’évolution de la pandémie du COVID-19 permet de communiquer un message accessible, relatif à l’évolution d’un phénomène biologique, en établissant une correspondance avec un phénomène physique universel. Tout comme le raisonnement métaphorique, le raisonnement analogique a toutefois ses limites. Les logiques qui fondent l’expérience de phénomènes physiques (p.ex., rythmes cosmologiques), biologiques (p.ex., fonctionnements physiologiques ou épidémiologiques), psychologiques (p.ex., apprentissages ou développement de la personnalité), sociologiques (p.ex., dynamiques de groupe ou rapports d’influence), et esthétiques (p.ex., danse, musique, poésie) sont de nature hétérogènes. Cela signifie que malgré des correspondances de forme, elles reposent sur des processus de nature très différente, entre lesquels il n’est pas toujours aisé d’établir des relations empiriques et rationnelles. Sous l’angle d’un raisonnement de type analogique, le développement d’une intelligence rythmique implique donc la capacité à établir des correspondances (similarités, différences, rapports de causalité) reposant sur des processus de comparaison impliquant l’observation de phénomènes hétérogènes, présents dans toutes les sphères de l’existence (monde physique, biologique, social, culturel). De même, il suppose une capacité critique de remise en question de la nature et de la légitimité de ces mises en correspondance, cela afin d’éviter le piège d’une pensée « panrythmique » (Sauvanet, 2000) qui tendrait à réduire la complexité des phénomènes observés à la mise en correspondance des dimensions rythmiques qu’ils manifestent de manière superficielle.

Raisonnement statistique

Une troisième modalité de raisonnement est de type statistique. Elle a recours à la quantification et au calcul pour établir des correspondances entre des changements qui manifestent une certaine régularité. L’évolution de la pandémie du COVID-19 a ainsi contribué au fil des mois à diffuser une compréhension rythmologique des processus de contamination, basée sur des analyses statistiques mettant en évidence les patterns qui caractérisent la diffusion du virus et de ses variants. De la même manière, l’usage de plus en plus répandu de capteurs mesurant et enregistrant l’activité corporelle (tension artérielle, rythme cardiaque, mouvement, etc.) contribue à diffuser une compréhension de notre santé qui repose sur la quantification de l’activité physique, sur sa représentation de manière mathématique (graphes, courbes, etc.) et sur les mises en correspondance issues d’algorithmes qui peuvent être établies entre différentes formes d’activités (biologiques, physiques, psychologiques, etc.) Avec l’avènement de la recherche en chronobiologie et en chronopsychologie (Testu, 2008), l’étude des rythmes d’apprentissage est également envisagée à partir de la mise en correspondance probabiliste entre des changements se produisant dans l’environnement physique (p.ex., heure de la journée, moment de l’année), et des changements physiologiques et psychologiques (p.ex., capacité d’attention, humeur, comportement), déterminant la qualité de l’expérience de formation. Plus largement, une approche statistique des rythmes comportementaux interroge la manière dont on modélise les séquences temporelles à travers lesquelles certaines activités se répètent et se succèdent (Magnusson, 2000). L’intérêt d’une approche statistique des phénomènes rythmiques est qu’elle permet d’établir des relations sur une base empirique, entre des phénomènes de changement qu’il est possible de modéliser. De même, elle peut permettre – dans une certaine mesure – d’anticiper certains phénomènes ou tout au moins d’établir des correspondances raisonnables entre eux. Tout comme les modalités de raisonnement métaphoriques et analogiques, l’approche statistique n’est pas exempte de dérives. D’abord, en rapportant la compréhension des phénomènes rythmiques à ce qui est quantifiable, elle réduit les possibilités d’interprétation en les limitant aux nombres, aux formules et aux algorithmes auxquels elle a recourt pour appréhender le réel. Ce faisant, elle réduit les rythmes étudiés à une conception périodique du changement qui met l’accent sur une compréhension des phénomènes rythmiques privilégiant l’étude des fréquences, des séquences, des périodes et des tempi, susceptibles d’être mesurés. D’autre part, en ramenant la rythmicité des phénomènes observés à leur dimension métrique, c’est-à-dire mesurable, elle privilégie le recours à des étalons (horloges, calendriers), des standards (unités de mesure), ou des normes (âge, fréquences d’un comportement) pour rendre compte des changements observés, délaissant tout ce qui est de l’ordre de la singularité et de la particularité des manières de fluer (Michon, 2005), c’est-à-dire ce qui est constitutif du « mouvement » du rythme (Sauvanet, 2000). En ce sens, une approche statistique des rythmes vécus ou observés ne permet pas de rendre compte de la dimension qualitative des changements vécus. Du point de vue du développement d’une intelligence rythmique, un mode de raisonnement de type statistique vient compléter les modalités métaphoriques et analogiques envisagées précédemment. En s’appuyant sur une puissance de calcul qui peut être externalisée (formules et algorithmes), il permet potentiellement de rendre perceptibles des phénomènes (séquences, corrélations) qu’il serait par ailleurs difficile, voire impossible, de saisir par les sens. Le recours à cette modalité de raisonnement implique toutefois, ici encore, le développement d’une capacité critique, non seulement pour établir la validité des mesures et des computations opérées, mais aussi et surtout pour pointer les limites inhérentes à la quantification des phénomènes de changement et leur réduction à une métrique impliquant la définition d’étalons, de standards ou de normes.

Raisonnement narratif

Une quatrième modalité de raisonnement repose sur des logiques d’explicitation et de narration. L’explicitation et la mise en récit des changements vécus impliquent autant l’énonciation de moments de rupture (épiphanie, crise, rupture, accident, discontinuité, etc.) que la description de phénomènes manifestant une certaine constance au fil du temps, tels que les habitudes, les scripts, les routines, ou les rituels reproduits au quotidien. Elles interrogent également la manière dont l’émergence ou la répétition de ces phénomènes s’inscrit dans le cours de l’existence et les logiques qui rendent compte de la reproduction de manières de penser, de ressentir et de se comporter à différentes périodes de la vie (Alhadeff-Jones, 2017). En sciences humaines, ce type de raisonnement apparaît comme central dans le développement des pratiques d’analyse de l’activité, d’histoire de vie, ou de recherche biographique. Ainsi, l’explicitation et la mise en récit de l’expérience vécue permettent d’envisager l’inscription temporelle des processus d’apprentissage, de (trans)formation, et de développement, en décrivant leur déroulement et les significations qui leur sont associées, dans la vie d’une personne ou d’un collectif (Dominicé, 1990 ; Lesourd, 2009). Le travail d’explicitation et de mise en récit de l’expérience vécue apparaît ainsi comme complémentaire des modes de raisonnement métaphorique, analogique et statistique. D’un côté, le travail d’explicitation renvoie à une approche phénoménologique qui interroge les manières dont on a recours au langage pour décrire et rendre compte de la réalité sensible des changements vécus ou observés. D’un autre côté, la mise en récit de l’expérience suppose un travail de « mise en intrigue » (Ricoeur, 1983) qui permet d’élaborer la trame à partir de laquelle on organise la complexité temporelle de l’existence et on lui donne une signification. Sous l’angle du développement d’une intelligence rythmique, accroître et affiner les capacités d’explicitation et de narration de l’expérience vécue présente un intérêt certain. L’élaboration de processus narratifs interroge en effet les rapports entre langage (complexité discursive), interprétation (complexité herméneutique) et les manières dont on se représente la succession des changements vécus ou observés, ainsi que les temporalités et les rythmes qu’ils produisent. De plus, l’élaboration de processus narratifs participe à une capacité de synthèse et d’organisation temporelle particulièrement efficiente (explicitation des rapports de synchronie et de diachronie, chronologie) qui comporte des vertus sur le plan identitaire (p.ex., prise de conscience de la singularité du sujet) et une puissance évocatrice et communicationnelle avérée (p.ex., instrumentalisation du storytelling). Finalement, le développement de capacités d’explicitation et de narration de processus de changement peut participer à la mise en exergue de dimensions tacites ou inconscientes de l’expérience dont la formulation peut contribuer à des processus eux-mêmes (trans)formateurs (Alhadeff-Jones, 2017, 2020).

Métaphores, analogies, statistiques et narrations: Quatre modalités d’expression et de développement d’une intelligence rythmique

La capacité à élaborer, formuler, analyser, interpréter, évaluer, juger ou remettre en question des raisonnements de types métaphorique, analogique, statistique, et narratif, constitue la pierre angulaire du développement d’une intelligence rythmique, envisagée sous l’angle du language et du raisonnement. Cette perspective a le mérite de mettre en évidence la richesse discursive et interprétative qui fonde une appréhension rythmologique des changements vécus ou observés. Elle démontre également l’importance d’une capacité critique qui permette d’identifier les limites des discours et des raisonnements mobilisés pour rendre compte des processus de changement d’un point de vue rythmologique. Une telle approche ne devrait toutefois pas occulter le fait que l’exercice d’une intelligence rythmique ne se réduit pas à ses composantes langagières, discursives ou rationnelles. L’exercice d’une intelligence rythmique convoque en effet tous les sens et implique des modes d’appréhension du réel qui ne mobilisent ni langage, ni raisonnement, quand bien certains peuvent être mis en mots et réfléchis a posteriori.

References

Adam, B. (1994). Time and social theory. Cambridge: Polity Press.

Alhadeff-Jones, M. (2017). Time and the Rhythms of Emancipatory Education. Rethinking the Temporal Complexity of Self and Society. London, Routledge.

Alhadeff-Jones, M. (2018a). Pour une approche rythmologique de la formation. Education Permanente, 217, 21-32.

Alhadeff-Jones, M. (2018b). Concevoir les rythmes de la formation : Entre fluidité, répétition et discontinuité. In P. Maubant, C. Biasin, P. Roquet (Eds.), Les temps heureux des apprentissages (pp.17-44). Nîmes, France: Champ social.

Alhadeff-Jones, M. (2020). Explorer l’inconscient rythmique dans les pratiques d’histoires de vie en formation. Education Permanente, 222, 43-51.

Dominicé, P. (1990). L’Histoire de vie comme processus de formation. Paris: L’Harmattan.

Lesourd, F. (2006). Des temporalités éducatives. Pratiques de formation/Analyses 51-52, 9-7.

Lesourd, F. (2009). L’homme en transition. Education et tournants de vie. Paris: Economica- Anthropos.

Magnusson, M.-S. (2000). Discovering hidden time patterns in behavior: T-patterns and their detection. Behavior Research Methods, Instruments and Computers, 32, 93-110.

Michon, P. (2005). Rythmes, pouvoir, mondialisation. Paris: PUF.

McGrath, J. E. & Tschan, F. (2004). Temporal Matters in Social Psychology: Examining the role of time in the lives of groups and individuals. Washington DC: APA Publications.

Pineau, G. (2000). Temporalités en formation: Vers de nouveaux synchroniseurs. Paris: Anthropos

Roquet, P. (2007). La diversité des processus de professionnalisation. Une question de temporalités ? Carriérologie, 11, 195-207.

Ricoeur, P. (1983). Temps et récit 1. L’intrigue et le récit historique. Paris: Seuil.

Sauvanet, P. (2000). Le rythme et la raison (2 vol.) Paris : Kimé.

Testu, (2008). Rythmes de vie et rythmes scolaires. Paris: Masson.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2021, mars 15). Métaphores, analogies, statistiques, et narrations: Quatre manières de raisonner sur la rythmicité des changements. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2021/3/15metaphores-analogies-statistiques-et-narrations

Approche rythmologique et intelligence rythmique

Sybil Andrews, The Winch, 1930 (Source: https://www.british-arts.com/artists/sybil-andrews/)

Sybil Andrews, The Winch, 1930 (Source: https://www.british-arts.com/artists/sybil-andrews/)

L’intelligence rythmique présuppose un mode d’appréhension du réel qui place l’accent sur les rythmes qui sont constitutifs des phénomènes vécus ou observés. De ce point de vue, elle traduit un regard spécifique que l’on pourrait qualifier de « rythmologique ». Dans la mesure où l’expérience de phénomènes rythmiques permet de décrire et de rendre compte de manière intuitive de la façon dont le temps, l’espace et les changements sont vécus, autant d’un point de vue existentiel que dans les aspects les plus mondains de la vie quotidienne, le concept de rythme constitue une entrée privilégiée pour appréhender la fluidité du réel (Alhadeff-Jones, 2018b, p.24):

Le concept de rythme se révèle d’autant plus pertinent qu’il est un concept nomade qui s’est déployé, au fil de l’histoire des idées, dans différentes disciplines (Michon, 2005, 2017; Sauvanet, 1999, 2000). Appréhendé à partir de son étymologie et de l’usage qui en a été fait dans la philosophie grecque d’Archiloque à Aristoxène, le concept de rythme renvoie d’emblée à une tension critique entre ordre et mouvement, substance et flux. Comme le relève Sauvanet (1999, p.6), le rhuthmos grec évoque tantôt la forme que prend une chose dans le temps, tantôt la forme telle qu’elle est transformée par le temps. Renvoyant à une « configuration changeante » ou une « forme fluide », le concept de rythme permet ainsi d’évoquer un ordre évolutif sans le réduire, ni à une substance, ni à un flux dénué de forme.

Comment dès lors concevoir des phénomènes perçus ou vécus, à partir des « formes en mouvement » qui en sont constitutives (Alhadeff-Jones, 2018b, p.24) ?

Pour Sauvanet (2000), l’étude de phénomènes rythmiques suppose de mettre en évidence les «patterns» qui les structurent, les « périodicités » à partir desquelles ces motifs se répètent, et le « mouvement » singulier qui les caractérisent, avec ses variations et ses discontinuités. Pour Michon (2005), dans une perspective anthropologique, l’étude des phénomènes rythmiques suppose d’étudier les « manières de fluer » prises par le langage, les corps, les interactions sociales, ainsi que leurs contributions aux processus d’individuation et aux rapports de force qu’ils traduisent.

En croisant ces approches (Alhadeff-Jones, 2017, 2018a), on dispose d’une première matrice pour aborder certains des rythmes qui caractérisent des phénomènes organisés (Alhadeff-Jones, 2018b, p.24):

On peut ainsi chercher à rendre compte des patterns qui sont constitutifs des discours, des gestes et des interactions sociales autour desquels [ils] s’organise[nt]. On peut explorer leur périodicité, c’est-à-dire les modalités de répétition à travers lesquels ces patterns se reproduisent, en s’intéressant à leur fréquence, à leur période et au tempo qui les caractérisent. On peut finalement appréhender ce qui singularise leur développement, en s’intéressant aux variations observées ou vécues, tels que les interruptions, les événements, les crises, ou les accidents, à travers lesquels les rythmes [caractéristiques des phénomènes observés] se transforment et se renouvellent.

Approche rythmologique et intelligence rythmique

Sur la base de ces éléments, et en reprenant la définition de l’intelligence rythmique proposée ici, on peut désormais envisager de manière synthétique une reformulation de ce que cette notion implique d’un point de vue rythmologique. L’intelligence rythmique mobilise une capacité, individuelle et collective, à connaître, comprendre et se représenter (1) les patterns qui sont constitutifs des manières de sentir, des comportements, des discours, des gestes, des traces ou des interactions inhérents à tout phénomène organisé, observé ou vécu; (2) les modalités à travers lesquelles ces manières de sentir, comportements, discours, gestes, traces ou interactions se répètent au fil du temps; ainsi que (3) les variations et les discontinuités qui affectent leur évolution en révélant la singularité de ces manières de fluer. De même, l’intelligence rythmique suppose une capacité d’adaptation et de résolution de problèmes, à la fois délibérée, stratégique et critique, qui repose sur la capacité à influer sur l’évolution des patterns, des périodicités et des mouvements qui caractérisent les manières de sentir, comportements, discours, gestes, traces ou interactions observés ou vécus. Ce faisant, l’exercice d’une intelligence rythmique est susceptible de contribuer au développement de relations privilégiées au sein d’un environnement donné, reposant sur la capacité à renforcer des phénomènes de résonance impliquant la (ré)organisation des relations qui s’établissent entre les patterns, les périodicités et les mouvements caractéristiques des manières de fluer, observées ou vécues.

Références

Alhadeff-Jones, M. (2017). Time and the rhythms of emancipatory education. Rethinking the temporal complexity of self and society. London: Routledge.

Alhadeff-Jones, M. (2018a). Concevoir les rythmes de la formation : entre fluidité, répétition et discontinuité. In P. Maubant, C. Biasin & P. Roquet (Eds.) Les Temps heureux des apprentissages (pp.17-44). Nîmes, France: Champ Social.

Alhadeff-Jones, M. (2018b). Pour une approche rythmologique de la formation. Education Permanente, 217, 21-32.

Michon, P. (2005). Rythmes, pouvoir, mondialisation. Paris : Presses Universitaires de France. 

Michon, P. (2017). Elements of rhythmology (Vol. 1 & 2). Paris: Rhuthmos. 

Sauvanet, P. (1999). Le rythme grec d’Héraclite à Aristote. Paris : Presses Universitaires de France.

Sauvanet, P. (2000). Le rythme et la raison (2 vol.) Paris : Kimé.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2021, mars 8). Approche rythmologique et intelligence rythmique. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2021/3/8/approche-rythmologique-et-intelligence-rythmique

Approche processuelle et intelligence rythmique

“General Dynamics, Undersea frontiers - Electric boat” by Erik Nitsche (1960) (Source: https://www.galerie123.com/en/original-vintage-poster/36614/general-dynamics-undersea-frontiers-electric-boat/)

“General Dynamics, Undersea frontiers - Electric boat” by Erik Nitsche (1960) (Source: https://www.galerie123.com/en/original-vintage-poster/36614/general-dynamics-undersea-frontiers-electric-boat/)

L’intelligence rythmique présuppose un mode d’appréhension du réel qui met l’accent sur les mouvements qui en sont constitutifs. De ce point de vue, elle implique une sensibilité que l’on retrouve dans les approches dites « processuelles ». Pour en saisir les contours, je reproduis ici un extrait d’un article que j’ai publié en 2018 dans la revue Education Permanente*. Ce texte définit les présupposés de base qui caractérise une approche processuelle et plus spécifiquement une approche processuelle de l’éducation et de la formation. 

*Source: Alhadeff-Jones, M. (2018). Pour une approche rythmologique de la formation. Education Permanente, 217, 21-32.

Pour une approche processuelle de la formation

Depuis l’Antiquité, une longue filiation existe en philosophie, mettant l’accent sur les aspects volatiles et fluides des phénomènes, plutôt que sur leurs dimensions stables ou substantielles. En Occident, avec des penseurs tels que Héraclite, Leibniz, Bergson, Peirce, James ou Whitehead, a ainsi émergé ce que certains chercheurs identifient comme une philosophie processuelle (process ou processual philosophy), approche que l’on retrouve aujourd’hui dans différentes disciplines académiques (Helin et al., 2016 ; Nicholson et Dupré, 2018 ; Rescher, 2000). Dans cette perspective, la compréhension du monde repose d’abord sur l’étude des aspects actifs et changeants qui forment notre réalité, plutôt que sur ce qui en constituerait la substance. Sur le plan ontologique, le présupposé est que tout être (un objet, un savoir, une personne, un organisme, etc.) est non seulement le produit de processus, mais plus fondamentalement sa manifestation. Un processus renvoie ainsi à un phénomène impliquant une série de développements, reliés de manière fonctionnelle ou causale, et se déroulant de manière coordonnée et programmée (Rescher, 2000). L’intérêt de ce concept est de permettre la mise en lien de phénomènes constitutifs du réel, que la pensée tend à séparer. Ainsi, un processus renvoie à un ensemble complexe d’occurrences disposant d’une cohérence temporelle qui se manifeste par une séquence organisée d’événements, impliquant à leur tour des processus enchevêtrés.

L’éducation et la formation sont des processus. Cela va de soi, et pourtant, il est fréquent d’observer combien on tend à les réduire à ce qu’elles mobilisent ou produisent (dispositifs, connaissances, schèmes, compétences, identités, etc.), aux « abstractions » qui les symbolisent (intitulés, programmes, cadre législatif), aux « objets » qui les matérialisent (agencement physique, infrastructure, etc.), tout en les considérant, avec les sujets qu’elles affectent (l’apprenant, l’équipe de travail, l’entreprise, etc.), comme autant de « personnes », d’«éléments » ou d’« entités » stables, voire statiques, dotés d’une relative autonomie et d’une « nature » intrinsèque. Dans une perspective processuelle, les produits, les abstractions, les objets et les sujets constitutifs de la formation sont à concevoir en premier lieu à partir des processus (ordonnés) et des dynamiques (désordonnées) dont ils émergent et auxquels ils participent, plutôt qu’à partir des formes d’équilibre et de stabilité qui leur préexistent ou qu’ils expriment à un moment donné de leur évolution. Dans cette optique, les produits, les abstractions, les objets et les sujets qui participent à la formation, au même titre que les environnements dans lesquels ils évoluent, sont à concevoir comme étant en perpétuel mouvement : des cycles circadiens et des saisons qui rythment les programmes de cours, aux rythmes biologiques et psychologiques qui animent les apprenants, en passant par l’alternance des phases d’apprentissage, rythmés par les horaires et les calendriers, les interactions sociales ou la succession des discours, normes et conventions sociales, à travers lesquels tout dispositif et toute politique de formation se développent et évoluent au fil de l’histoire.

Comme autant d’hélices, chaque « élément » de la formation – formelle, non- formelle ou informelle – est en perpétuel mouvement. Dans une perspective processuelle, ses effets sont à concevoir à travers les flux (physiques, biologiques, psychologiques, sociaux, culturels, informationnels, etc.) à la fois distincts, variables et enchevêtrés, qui l’animent et qui s’en dégagent. Une telle approche met ainsi l’accent sur les patterns qui relient les actions observées ou vécues, plutôt que sur la nature des aspects qui y sont associés. On peut alors concevoir un processus de formation (certification, professionnalisation, émancipation, etc.) comme étant enchevêtré à des processus d’apprentissage, dont la répétition et l’organisation participent à des processus de transformation, dont l’émergence et la succession contribuent à des processus de développement qui, récursivement, influencent les autres processus de formation avec lesquels ils interagissent. Une telle approche met dès lors l’accent sur ce qui relie les différents aspects de la formation (l’apprentissage d’un geste, un changement de point de vue, le développement d’une posture professionnelle, etc.) en s’intéressant aux configurations à travers lesquelles ils s’organisent dans le temps, plutôt qu’aux états ou aux entités qui leur préexistent ou qui en émergent.

Approche processuelle et intelligence rythmique

L’extrait reproduit ci-dessus ouvre des pistes pour envisager le développement d’une intelligence rythmique. Dans une perspective processuelle, l’intelligence rythmique renvoie à la capacité d’adopter une compréhension des phénomènes vécus ou observés, axée sur leur nature changeante et fluctuante, plutôt que stable et substantielle. Une telle posture implique ainsi une capacité critique à remettre en question les postulats «substantialistes» omniprésents dans l’imaginaire contemporain. Elle suggère également d’être sensible aux dynamiques qui participent à la stabilité apparente des phénomènes. Plus spécifiquement, elle suppose une attention particulière aux flux, aux patterns, aux relations causales complexes, et à l’organisation temporelle de séquences d’événements, à la fois distincts, variables et enchevêtrés.

Références

Helin, J. et al. (Eds.) (2016). The Oxford Handbook of Process Philosophy and Organization Studies. Oxford: University Press.

Nicholson, D.-J., & Dupré, J. (Eds.) (2018). Everything Flows. Towards a Processual Philosophy of Biology. Oxford: University Press.

Rescher, N. (2000). Process Philosophy. A survey of Basic Issues. Pittsburgh: University of Pittsburgh Press.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2021, mars 1). Approche processuelle et intelligence rythmique. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2021/3/1/approche-processuelle-et-intelligence-rythmique

L'Intelligence rythmique comme forme spécifique d'intelligence

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Le terme « intelligence » est emprunté au latin intellegentia qui évoque l’action ou la faculté de connaître, de comprendre, l’entendement. Le terme dérive de intellegere (-inter « entre » et -legere « cueillir, rassembler ») qui renvoie à la capacité de l’esprit de choisir, d’apprécier et de comprendre (Rey, 2000, p.1855). C’est dans ce sens que le terme est aujourd’hui utilisé pour évoquer la capacité d’organiser une compréhension du réel et l’aptitude qui permet d’adapter le déroulement d’une action. Le mot renvoie également à une seconde signification qui évoque une relation complice, plus ou moins secrète, d’entente avec une autre personne ou une chose (ibid.) On évoque ainsi le fait d’être en intelligence avec une personne proche ou avec la nature. Sur la base de ces significations, les sections suivantes explorent le recours au terme d’intelligence pour envisager les modalités de compréhension et de régulation de phénomènes rythmiques, vécus ou observés.

Une capacité d’appréhender l’organisation du réel en pensées ou en actes

Le sens attribué au mot « intelligence » en philosophie, puis en psychologie à partir du XIXème siècle, suggère d’envisager les phénomènes qu’elle évoque comme étant rattachés à une fonction mentale d’organisation du réel en pensées ou en actes. Le terme renvoie ainsi chez l’être humain à l’« ensemble des fonctions psychiques et psycho-physiologiques concourant à la connaissance, à la compréhension de la nature des choses et de la signification des faits… ». Il suggère également une aptitude à la connaissance, le développement de capacités intellectuelles ou l’acte de comprendre avec aisance ou d’avoir une connaissance approfondie de quelque chose (Trésor de la Langue Française Informatisé, 2021, para. I.A.)  En ce sens, la notion d’intelligence rythmique évoque la capacité de connaître, de comprendre et de se représenter les dimensions rythmiques inhérentes à tout phénomène organisé, vécu ou observé. Néanmoins, reconnaître la dimension mentale d’une forme d’intelligence ne présuppose pas qu’elle se réduit à des processus psychologiques individuels. Comme cela ressort à travers la notion d’intelligence collective, la capacité de compréhension des phénomènes rythmiques peut également émerger de processus d’élaboration partagés, supposant l’engagement de plusieurs personnes dans la compréhension d’un phénomène qui serait difficile à appréhender individuellement. Par ailleurs, l’intelligence rythmique ne se réduit pas non plus au traitement de représentations strictement discursives (langage) ou logiques (déduction). Il convient également de l’envisager, en congruence avec les travaux sur les intelligences multiples (Gardner, 1983), à travers différentes modalités d’appréhension concrètes ou symboliques du réel, telles que celles qui s’expriment par la musique, dans l’espace, par le mouvement, sur le plan affectif ou relationnel.

Une aptitude qui permet l’adaptation aux exigences d’une action située

Comme l’évoque la définition du terme, l’intelligence renvoie non seulement à une capacité de penser, mais également à la « fonction mentale d’organisation du réel en actes ». Il suggère ainsi « [l’]aptitude à appréhender et organiser les données de la situation, à mettre en relation les procédés à employer avec le but à atteindre, à choisir les moyens ou à découvrir les solutions originales qui permettent l'adaptation aux exigences de l'action. » (Trésor de la Langue Française Informatisé, 2021, para. I.B). Dans le sens courant, le terme évoque ainsi « [l’] habileté à tirer parti des circonstances, ingéniosité et efficacité dans la conduite de son activité. » En ce sens, l’intelligence rythmique, comme d’autres formes d’intelligence, renvoie à une capacité d’adaptation et de résolution de problèmes qui implique non seulement « science et conscience » (Morin & Le Moigne, 1999), connaissance et réflexivité, mais également une capacité à sentir et à agir, de façon à influer sur les rythmes qui composent les environnements physiques, vivants et humains, dans lesquels elle s’exerce, de manière délibérée, stratégique et critique. La notion d’intelligence rythmique peut ainsi être envisagée à partir des travaux sur la « pensée complexe » élaborés par Morin (1990) et sur « l’intelligence de la complexité » évoquée par Morin et Le Moigne (1999). Dans cette optique, on peut la concevoir comme une capacité de reliance qui s’exerce de manière délibérée et pragmatique dans un environnement donné, reposant sur l’exploration et la mise en relation des dynamiques et des processus à travers lesquels s’organisent des phénomènes identifiés comme complexes, tout en entretenant une conscience critique des limites propres à l’entendement humain. 

Une capacité de s’entendre, de se comprendre et d’être en harmonie et avec autrui et avec le monde environnant 

Le terme d’intelligence évoque finalement les relations d'entente qui s’établissent entre des personnes qui se connaissent et se comprennent. Le mot évoque ainsi « [l’] action de s’entendre, de se comprendre [ou le] résultat de cette action » (Trésor de la Langue Française Informatisé, 2021, para. II). Il renvoie à des formes d’accord ou d’entente tacites, avec des personnes ou des choses, qui peuvent suggérer une forme de connivence, ou d’harmonie. Sous cet angle, l’intelligence rythmique peut être envisagée comme le moyen ou le produit d’un processus organisé, et donc rythmé, d’entente et de compréhension réciproque qui participerait au développement ou à l’entretien de relations privilégiées avec autrui. De même, elle suggère une capacité d’entrer en résonance, via des processus de synchronisation, avec des phénomènes, naturels ou sociaux, susceptibles d’accroître la qualité et la compréhension de l’expérience vécue.

L’intelligence rythmique: Essai de définition

Sur la base de ces éléments, on peut envisager la notion d’intelligence rythmique, comme une fonction reposant sur la capacité, individuelle et collective, à connaître, comprendre et se représenter les dimensions rythmiques, inhérentes à tout phénomène organisé, observé ou vécu. Elle implique des modalités d’appréhension concrètes ou symboliques du réel, qui intègrent et dépassent les aspects discursifs et logiques. L’intelligence rythmique suppose également une capacité d’adaptation et de résolution de problèmes qui implique une capacité à sentir et à agir, de façon à influer sur les rythmes qui composent les environnements physiques, vivants et humains dans lesquels elle s’exerce, de manière délibérée, stratégique et critique. Elle renvoie plus fondamentalement à une capacité de mise en lien qui explore et établit la nature des dynamiques et des processus à travers lesquels s’organisent des phénomènes rythmiques, identifiés comme complexes, tout en entretenant une conscience critique des limites propres à l’entendement humain. Finalement, l’intelligence rythmique peut être envisagée à travers la fonction qu’elle remplit dans le développement de relations privilégiées au sein d’un environnement donné. Elle suppose ainsi une capacité d’entrer en résonance avec autrui et avec des phénomènes naturels ou sociaux, susceptibles d’accroître la qualité et la compréhension de l’expérience vécue.

Références

Gardner, H. (1983). Frames of mind. New York: Basic Books.

Rey, A. (Ed.). (2000). Intelligence. In Le Robert - Dictionnaire historique de la langue française (pp.1855-1856). Paris.

Trésor de la Langue Française Informatisé (2021). Intelligence. Accédé le 25.1.2021 à l’adresse: http://atilf.atilf.fr/tlf.htm

Morin, E. (1990). Introduction à la pensée complexe. Paris: ESF.

Morin, E., & Le Moigne, J.-L. (1999). L’Intelligence de la complexité. Paris: L’Harmattan.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2021, février 22). L'Intelligence rythmique comme forme spécifique d'intelligence. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2021/2/22/def-intelligence-rythmique

Quatre processus pour concevoir l'activité scientifique

“Drawing Hands”, lithograph by M.C. Escher (1948)

“Drawing Hands”, lithograph by M.C. Escher (1948)

Elaborer un site Internet n’est jamais un processus anodin. La démarche conduit à organiser des réflexions existantes en cherchant à les adapter aux contraintes du médium utilisé. Lorsque j'ai commencé à travailler sur ce site, il y a quelques semaines, il m’a ainsi fallu décider comment organiser sa structure.

J'ai décidé de créer quatre sections principales qui offriraient aux lecteurs autant de perspectives pour appréhender la notion d'intelligence rythmique :

  1. La section "Réflexions émergentes" offre un recueil de réflexions dont l’objectif est de formuler certaines idées sur l'intelligence rythmique, les façons de définir cette notion, en tant que concept faisant partie d'une théorie plus large du développement humain et de l'éducation, et de concevoir son développement comme le point de mire d'une praxis émancipatrice qui lui serait propre.

  2. La section "Explorations dialogiques" rassemble des observations et des interprétations produites à partir d’engagements dans différents contextes, y compris à partir de cours donnés, de formations et des pratiques d’accompagnement proposés dans diverses institutions universitaires, principalement universitaires.

  3. La section "Ressources" propose aux lecteurs une collection de textes, de références et de liens qui présentent des notions, des théories et des auteurs dont les contributions sont pertinentes pour l'étude de l'intelligence rythmique.

  4. Enfin, la section "Processus de recherche" fourni un espace de "méta-réflexion" visant à contextualiser la production de ce site web et à réfléchir sur les dimensions temporelles et rythmiques qui font partie de son élaboration.

Une telle structure traduit fondamentalement ma compréhension de l'activité scientifique.

La première section "pensées émergentes" traduit en effet une conception de la science comme un processus de création. Ce n'est probablement pas l'aspect de l'activité scientifique le plus souvent mis en avant, mais il reste l'un des plus importants. Les idées - plus ou moins formalisées - émergent dans des contextes différents, inspirées ou déclenchées par des expériences hétérogènes. Une part importante de l'activité scientifique consiste à les formuler et à les organiser. Il s'agit essentiellement d'un acte créatif, car il nécessite d'établir de nouvelles relations entre des idées existantes.

La deuxième section "explorations dialogiques" fait référence au fait que l'activité scientifique est toujours basée sur la collecte d'expériences, qu'elles soient vécues ou observées. J'aime souligner l'idée d'"exploration", car elle met en évidence le fait que l'activité scientifique s'inscrit aussi dans l'expérience de l'incertitude à laquelle les chercheurs doivent faire face, avec toute l'anxiété que cela peut produire (Devereux). Une telle incertitude provient de la confrontation systématique à l'altérité et au doute radical (Morin) qui sont constitutifs du processus de production de la connaissance.

La troisième section "ressources" concerne un autre aspect du travail scientifique : l'activité de synthèse, qui s'appuie sur des informations et des connaissances déjà existantes.

Enfin, la dernière section "processus de recherche" se réfère aux dimensions critique et réflexive inhérentes à l'activité scientifique. Elle repose sur l'hypothèse selon laquelle des connaissances peuvent également être produites à partir de processus d'auto-observation engagés par des chercheurs qui prennent leur propre pratique comme source de réflexion.

D'un point de vue rythmique, chacune de ces quatre perspectives de l'activité scientifique se rapporte à des rythmes spécifiques :

  1. Les rythmes inhérents à l'activité créative

  2. Les rythmes inhérents aux explorations empiriques

  3. Les rythmes qui caractérisent l'activité de synthèse des connaissances existantes

  4. Les rythmes qui façonnent l'auto-observation et l'auto-réflexion.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2020, octobre 7). Quatre processus pour concevoir l'activité scientifique. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2020/10/7/four-processes-to-conceive-scientific-activity-k75gb

Vidéo: Rythmanalyse et Formation des Adultes – Explorer les Rythmes des Processus de Transformation

University of Birmingham, Margaret Street. Photo: Michel Alhadeff-Jones (2019)

University of Birmingham, Margaret Street. Photo: Michel Alhadeff-Jones (2019)

Le 29 mai 2019, j'ai été invité par la Dr Fadia Dakka à présenter mes recherches sur la rythmmanalyse et la formation des adultes au cours d’une journée d’études sur le thème Chasing Rhythm : Encounters at the Edge of Academic and Epistemological Traditions, qui s'est tenue à l'Université de Birmingham City. Ce fut pour moi une excellente occasion de présenter mes réflexions actuelles sur les temporalités de la formation et les dimensions rythmiques du développement adulte, des processus de transformation et de l'apprentissage tout au long de la vie.

Ci-dessous, le lien vers l'enregistrement vidéo de ma conférence. Des vidéos supplémentaires des présentations très stimulantes proposées tout au long de cette journée sont disponibles ici: https://www.youtube.com/playlist?list=PLA48VtqO8KefP1zNs8kbyY3uFnRx1ZjmU

Ma présentation était organisée selon la structure suivante :

  • Partie I : Contexte de ma réflexion

  • Biographie éducative et processus de transformation

  • Concevoir les transformations comme des processus rythmiques

  • Trois critères pour définir les phénomènes rythmiques

Partie II : Envisager la rythmmanalyse dans une perspective de formation

  • Comment concevoir les objectifs de la rythmanalyse dans une perspective de formation ?

  • Quels pourraient être les objectifs de la rythmanalyse d'un point de vue éducatif ?

  • Comment concevoir la rythmanalyse comme méthode en éducation ?

Vidéo: Temporalités, rythmes et auto-formation

Université François-Rabelais, Tours, France (Photo: M. Alhadeff-Jones, 2017)

Université François-Rabelais, Tours, France (Photo: M. Alhadeff-Jones, 2017)

Le 11 décembre 2017, j'ai été invité par mes collègues Hervé Breton, Sebastien Pesce et Noël Denoyel du Département des sciences de l'éducation et de la formation de l'Université de Tours, à présenter certaines de mes réflexions autour des rythmes de la formation dans le cadre du Séminaire transversal qu'ils organisent avec leurs étudiants de Master 2 (SIFA et IFAC) (ingénierie, formation d'adultes et accompagnement).

Au cours de cette présentation, je reprends quelques unes des thèses que j'avais eu l'occasion d'exposer à l'Université de Columbia, l'été passé (Second Annual Jack Mezirow Lecture). Je propose ainsi d'explorer la complexité des rapports entre temps, formation et autoformation à partir de quatre axes de questionnement: (1) Comment définir le temps en formation? (2) Comment envisager les rapports entre temps et formation? (3) Comment concevoir les temporalités de l'autoformation et des processus de transformation? (4) Comment envisager la formation dans une perspective rythmologique?

Vidéo: Pour une approche rythmique des apprentissages émancipateurs

Maison des Sciences de l'Homme – Paris Nord (Photo: M. Alhadeff-Jones, 2017)

Maison des Sciences de l'Homme – Paris Nord (Photo: M. Alhadeff-Jones, 2017)

Le 27 octobre 2017, j'ai été invité par les membres du Collège international de recherche biographique en éducation (CIRBE) à présenter certaines des réflexions développées dans mon dernier livre au sujet des temporalités des processus d'émancipation. 

Ci-dessous figurent les liens vers les enregistrements vidéo de mon intervention dans le cadre du séminaire doctoral et post-doctoral organisé par le CIRBE et l'Université de Paris 13 Sorbonne à la Maison des Sciences de l'Homme à Paris.

Dans la première partie de cet exposé, je propose des éléments de définition pour aborder le concept d’émancipation en éducation. Je discute également des rapports entre émancipation et théories critiques en sciences de l’éducation, ainsi que certains des paradoxes d’une éducation à visée émancipatrice.

Dans la deuxième partie de cet exposé, j'évoque la dimension émancipatrice inhérente au recours aux approches biographiques en formation. Ce faisant, je montre en quoi l’implémentation de ce type de démarche révèle certaines des contraintes temporelles qui influencent les processus d’autonomisation et de transformation recherchés.

Dans la troisième partie de cet exposé, j'évoque la manière dont la recherche biographique en formation permet d’étudier les temporalités inhérentes aux processus d’émancipation. Prenant appui sur la théorie de l’apprentissage transformateur (Mezirow, 1991) et sur mes propres recherches, je propose d’envisager les continuités et les discontinuités constitutives des processus de (trans-)formation et de leur dimension rythmique.

Dans la quatrième et dernière partie de cet exposé, je propose des pistes pour penser les temporalités propres aux processus d’émancipation. Pour ce faire,  je m’appuie sur une approche rythmique mettant l’accent sur la fluidité des rapports entre autonomie et dépendance tout au long de l’existence.

Twitter et l'expérience de névrose temporelle

Je me suis dernièrement reconnecté à mon compte Twitter, créé il y a cinq ans et jamais utilisé depuis. Comme je suis constamment à la recherche de nouvelles sources d'informations quotidiennes, j'ai pensé qu'une utilisation plus systématique de ce réseau social pourrait être pertinente. Je voulais également expérimenter et voir comment je pourrais utiliser cette plateforme pour garder une trace des idées qui émergent de mes lectures en ligne, jour après jour. L'expérience ne fait que commencer (vous pouvez consulter mon compte @alhadeffjones)

Alors que j'explore et découvre de plus en plus de tweets, et que de plus en plus de personnes partagent leurs contributions quotidiennement, je ressens des sentiments mitigés qui semblent être assez courants de nos jours : l'excitation de découvrir de nouvelles personnes (mais pas nécessairement de nouvelles idées) et le sentiment déprimant que le fait de suivre le rythme des réseaux sociaux va à l'encontre d'autres rythmes de ma vie (tels que les rythmes de la vie familiale, intellectuelle et professionnelle). Ce sentiment en soi n'est pas particulièrement original ; il révèle sans aucun doute une ambivalence plus large à l'égard des technologies actuelles de l'information et de la communication, ambivalences déjà bien documentées dans les médias.

L'ambivalence d'un medium

Ce qui me semble pertinent, à ce stade de mon expérimentation, c'est d'essayer de maintenir cette tension et d'interroger les significations plus profondes dont elle est porteuse. D'une part, le besoin de nouveauté, d'idées originales, de connexions et l'excitation des connexions instantanées ; d'autre part, la nécessité de consolider ce qui est déjà là, de se préserver et d’envisager une perspective à long terme, inscrite dans la durée et dans un processus de développement tout au long de la vie.

Le problème n'est pas tant de choisir entre l'un ou l'autre. Il s'agit plutôt d'apprendre à réguler les tensions qui demeurent entre ouverture et fermeture, instantanéité et durée, excitation et ennui, etc. Ce sont là des "motifs de dualité" intéressants (Bachelard, 1950) qui sont constitutifs des rythmes quotidiens de notre vie (parfois nous ressentons le besoin d'être connectés ou stimulés, d'autres fois nous préférons rester seuls ou tranquilles).

Définir la névrose temporelle

La capacité de réguler la façon dont nous vivons ces différents aspects de la vie quotidienne ne va pas de soi. Douleurs et souffrances peuvent naître de la difficulté à gérer de telles ambivalences lorsqu'elles prennent des proportions trop importantes (p.ex., des comportements compulsifs). Pour cette raison, il peut être important de nommer le phénomène caractérisé par la difficulté à réguler de telles tensions.

Comme je le décris dans Time and the Rhythms of Emancipatory Education (Alhadeff-Jones, 2017), Gaston Pineau (2000) utilise le terme "schizochronie" (du grec : schizo- signifiant divisé ; divisé ; et chronos, temps) pour exprimer les tensions ressenties lorsqu’on est confronté à des temporalités conflictuelles (p.ex., famille versus temps de travail, rythmes biologiques versus rythmes sociaux), ou lorsqu’on se sent dépassé par des rythmes qui nous sont imposés.

Les tensions ressenties lors de l'utilisation de réseaux sociaux, tels que Twitter, sont de nature différente. Je pense qu'il peut être pertinent d'utiliser l'expression "névrose temporelle", en référence à la signification donnée à cette expression en psychanalyse, pour aller plus loin dans la description de tels phénomènes. La notion de "névrose temporelle" souligne non seulement la nature conflictuelle, mais aussi ambivalente des tensions temporelles qui peuvent être vécues dans la vie quotidienne, par exemple à travers des comportements spécifiques vécus comme symptomatiques. La névrose temporelle constitue ainsi une expression spécifique des "conflits temporels" vécus (Alhadeff-Jones, 2017).

Révéler nos ambivalences face à l'expérience du temps

Si la notion de schizochronie suggère de profonds clivages temporels, l'idée de névrose temporelle renvoie plutôt à l'état de tension et de conflictualité intérieure que l’on peut ressentir lorsque l’on considère la nature complémentaire, antagoniste et contradictoire des rythmes constitutifs de nos activités. La névrose temporelle s'exprime à travers ces moments où l'on se demande si l'on doit suivre un rythme d'activité spécifique (p.ex., consulter son courrier électronique ou son flux Twitter), en changer la fréquence (pour ralentir ou accélérer la façon dont on les consulte), ou plus radicalement introduire une sorte de rupture dans ces habitudes. Le terme de névrose suggère donc un conflit entre les pressions venant de l'intérieur (p.ex., le désir, la répulsion) et de l'extérieur (p.ex., les attentes collectives, les exigences imposées).

La névrose temporelle ne doit pas être conçue strictement comme un phénomène psychologique révélant des ambivalences personnelles ou des conflits internes à l’individu. Elle doit plutôt être conçue comme étant socialement produite par l'expérience quotidienne de dilemmes temporels qui nous sont imposés par les institutions au sein desquelles nous évoluons (famille, éducation, travail, etc.). Dans cette perspective, le développement actuel des médias sociaux ne fait que réactiver des dilemmes temporels qui étaient présents plus tôt dans l'histoire de notre société. La névrose temporelle représente donc une "mise à jour" d’anciennes formes d'ambivalences symptomatiques.

Maintenant que l'ambivalence est étiquetée, la question qui demeure est de déterminer comment les personnes et les institutions apprennent à gérer de tels dilemmes et conflits intériorisés. Comment apprenons-nous à gérer nos propres ambivalences face aux coûts et aux avantages des nouvelles technologies et aux rythmes qu'elles nous imposent ? Comment apprenons-nous à éviter d'être captifs d'une temporalité hégémonique (telle que celle qui nous enferme parfois dans l’utilisation compulsive des médias sociaux) et à maintenir des rythmes d'activité souples ?

Certains choisissent d'arrêter d'utiliser ce type de plateforme, d'autres continuent à lutter... et vous ?


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2017, septembre 18). Twitter et l'expérience de névrose temporelle. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/9/18/twitter-experience-nvrose-temporelle

Vidéo: Revisiter les rythmes de l'éducation et de la formation dans une perspective critique

Université de Fribourg, Bâtiment Miséricorde (Photo: Keystone)

Université de Fribourg, Bâtiment Miséricorde (Photo: Keystone)

Le 26 juin 2017, j'ai eu le privilège de donner la conférence introductive du Congrès de la Société Suisse pour la Recherche en Education (SSRE). Cette année, le thème du congrès était "Les temps de l'éducation et de la formation"; l'occasion pour moi d'exposer certaines des thèses centrales développées dans mon livre, afin d'engager le dialogue avec les participants de ce colloque. Ci-dessous les liens vers les enregistrements vidéo de mon intervention.

La première partie interroge la spécificité d'une réflexion sur le temps en sciences de l'éducation.

La deuxième partie explore les contraintes temporelles qui déterminent la manière dont l'éducation est instituée, organisée et vécue.

La troisième partie interroge le sens d'une éducation émancipatrice dans un contexte d'aliénation temporelle.

Vidéo: Complexité temporelle dans la vie adulte et apprentissages transformateurs (Second Annual Jack Mezirow Lecture at Teachers College)

University of Columbia, Low Memorial Library (Photo: M. Alhadeff-Jones, 2017)

University of Columbia, Low Memorial Library (Photo: M. Alhadeff-Jones, 2017)

Le 4 juin 2017, j’étais invité par l’AEGIS for Life Alumni organization (plus d’informations sur le programme doctoral AEGIS ici) pour donner une conférence dans le cadre de la Second Annual Jack Mezirow Lecture, organisée à l’Université de Columbia. Ce fut pour moi une occasion privilégiée de présenter certaines de mes recherches actuelles sur le temps, les rythmes et la formation des adultes, aux étudiants et au corps professoral de Teachers College.

Ci-dessous, les liens vers les enregistrements vidéo de ma conférence et de la séance de questions et réponses qui a suivi.

Des vitesses toujours plus rapides, le sentiment d’une accélération continue et un sentiment d'urgence permanent représentent certains des aspects qui prévalent dans les sociétés occidentales contemporaines. Le sentiment que la vie est fragmentée autour d'activités qui restent déconnectées les unes des autres, ou qui affichent des rythmes qui semblent incompatibles, y ajoute une sensation de tension et de confusion. Plus que jamais, le temps pour la réflexion critique et les apprentissage significatifs semble manquer dans nos vies et dans notre éducation.

Au cours de cette conférence, j'ai proposé au public une réflexion sur la complexité des temporalités impliquées dans la formation des adultes. Au-delà de la dichotomie entre éducation lente et apprentissage accéléré, j'ai suggéré que nous observions et remettions en question les rythmes contradictoires qui animent ce que nous faisons, nos manières de penser et d’être. En discutant de la publication de mon livre, Time and the Rhythms of Emancipatory Education, j'ai également proposé un nouvel ensemble de compétences susceptibles de permettre aux formateurs et aux professionnels de l’éducation de discuter de manière critique des temporalités multiples qui animent leurs activités, cela afin de permettre d’entrevoir de nouvelles opportunités d'apprentissage transformateur.

Un algorithme pour mesurer la complexité des rythmes vécus?

Daft Punk (Photo: MemoMorales97; https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Daft_punk.jpg)

Daft Punk (Photo: MemoMorales97; https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Daft_punk.jpg)

Colin Morris (qui se décrit comme un “programmeur au chômage et un passionné d’apprentissage profond” (unemployed programmer and deep learning enthusiast) intéressé par “l’apprentissage automatique et la visualisation des données” (machine learning and data visualization)) a récemment publié un article digne d’intérêt intitulé "Are Pop Lyrics Getting More Repetitive?" (Les paroles de chansons populaires deviennent-elles plus répétitives?) dans The Pudding, une revue hebdomadaire d’essais. Cet article reprend une réflexion entamée en 1977 par l’informaticien Donald Knuth, dans un article intitulé The Complexity of Songs (La complexité des chansons). À l'époque, Knuth s'interrogeait avec humour sur la tendance des chansons populaires à s'éloigner des ballades riches en contenu pour se tourner vers des textes très répétitifs, avec peu ou pas de contenu digne d’intérêt.

La contribution de Morris teste littéralement l'hypothèse de Knuth de 1977 sur une base empirique. Il a ainsi analysé la répétitivité d'un ensemble de données de 15'000 chansons qui ont figuré sur le Billboard Hot 100 entre 1958 et 2017. Pour ce faire, Morris a utilisé un algorithme de compression (l'algorithme Lempel-Ziv ou LZ) servant à compresser des fichiers tels que les gifs, les pngs et d'autres formats d'archives informatiques. Comme l'explique Collins, le LZ fonctionne en exploitant des séquences répétées : "L'efficacité avec laquelle la LZ peut compresser un texte est directement liée au nombre et à la longueur des sections répétées dans ce texte". Les résultats de l'expérience de Collins sont très clairement décrits dans son article à travers plusieurs graphiques et animations. Ils tendent à démontrer l'hypothèse selon laquelle, depuis les années 1960, la musique populaire est devenue de plus en plus répétitive (ou, en d'autres termes, plus facile à compresser à un rythme plus élevé) :

"En 1960, la chanson moyenne est compressible à 45,7 %) ... En 1980, la chanson la plus répétitive est Funkytown (compressible à 85 %) ... Une chanson moyenne de [2014] se compresse 22 % plus efficacement qu'une chanson de 1960".

En discutant des résultats de son étude, Collins explore les différences entre les genres et les artistes et établit des tableaux comparatifs, organisés par décennies. En parcourant son article, vous apprendrez que "Around the World" de Daft Punk (1997) est la chanson la plus répétitive produite pendant cette période, que Rihanna est l'artiste la plus répétitive dans l'ensemble des données de Collins, ou que des rappeurs comme J. Cole et Eminem ont tendance à être non répétitifs de manière consistante.

La répétition, le rythme, la valeur esthétique et leur relation avec la société

Même si elle n'affirme pas une revendication esthétique, l'étude de Collins apporte une pièce de plus à une longue tradition de réflexions remettant en question les relations entre les rythmes esthétiques (p.ex., la poésie, la musique, la danse) et les dimensions rythmiques qui caractérisent un environnement socioculturel à une période donnée. La remise en question des caractéristiques rythmiques inhérentes à la production culturelle, comme la poésie ou la musique, a une longue histoire. Pour Platon et Aristote, les rythmes désignaient le principe organisant la succession des unités élémentaires et complexes composant la poésie, la musique et la danse. Leur approche renvoyait à une conception du jugement esthétique privilégiant une sorte de mesure (le métronome). Comme l'explique Couturier-Heinrich (2004), au XVIIIe siècle, suivant les contributions de poètes tels que Moritz, Goethe, Schiller, Schlegel et Hölderlin, le concept de rythme est réapparu dans les réflexions sur l'esthétique, privilégiant les qualités intérieures d'un texte, plutôt que ses attributs mesurables. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Wagner et surtout Nietzsche ont relancé la discussion. L'évolution des rythmes esthétiques a alors été interprétée comme le signe de mutations sociétales, associées - entre autres - aux changements culturels et économiques caractérisant la modernité et la révolution industrielle (Hanse, 2007).

La répétition et la qualité de l'expérience vécue

Outre le fait qu'elle propose une mesure objective pour décrire la manière don les paroles ont pu évoluer pendant la seconde moitié du XXe siècle, l'étude de Collins apporte à mon avis un élément supplémentaire aux recherches actuelles autour de la rythmmanalyse. Pour le situer, il me faut d'abord le recadrer à la lumière d'une réflexion sur la relation entre la répétition et la qualité de l'expérience vécue. Depuis les travaux de Marx, la "tyrannie du temps" dans la société capitaliste reste un thème récurrent dans les études sociologiques portant sur le rôle joué par la rigidité, la coercition et la régularité imposées par le cadre temporel de l'industrialisation (p.ex., les chaînes de montage, la taylorisation). Comme le souligne Lefebvre (1961/2002, p. 340), la relation entre aliénation et répétition est à la fois une question de qualité et de quantité. Ainsi, il faut distinguer différents types de répétition (c'est-à-dire prendre en considération le niveau de différence et de créativité qu'ils impliquent) pour analyser leur valeur et leur signification.

Travailler sur une chaîne de montage, ou répéter chaque jour les mêmes routines dans une salle de classe, peut être ressenti comme aliénant car la répétition est vécue comme une source de monotonie, de fatigue, de consommation ou d'épuisement (Jacklin, 2004). Elle dépouille donc la personne de l’expérience qu’elle fait dans sa chair. Elle ne laisse pas de place à la création de soi, à la plénitude ou à l'harmonie vis-à-vis de soi-même et du monde environnant. De ce point de vue, la redondance des exigences pragmatiques de la vie quotidienne peut constituer une source de détachement qui sépare les actions quotidiennes (p.ex., au travail, à l'école ou dans la famille) de ce qui les nourrit (p.ex., l'impulsion ou le désir), entraînant une érosion du sens accordé à l’expérience vécue et un sentiment de banalité du quotidien (Lefebvre, 1961/2002, 1992). Un sentiment d'aliénation peut ainsi provenir de la séparation entre les pulsions créatives et les rythmes répétitifs du quotidien (Lefebvre, 1992). C'est l'une des raisons pour lesquelles le projet rythmanalytique de Lefebvre a été fondé sur l'étude des dimensions rythmiques du quotidien comme sources potentielles d'aliénation. (Alhadeff-Jones, 2017, p.164)

Faire l’expérience de la répétition et mesurer mathématiquement la redondance

La contribution de l'étude de Collins devient particulièrement pertinente, une fois qu'elle est liée à une réflexion plus large sur la répétition et la qualité de l'expérience vécue. Elle traduit en premier lieu l’intuition selon laquelle la complexité de la production culturelle est susceptible de diminuer au fil du temps, par rapport à certaines normes (p.ex., le niveau de redondance des informations) ou varier en fonction du répertoire d'un artiste. D'une certaine manière, certains diront qu'il n'est pas nécessaire d'établir une démonstration aussi sophistiquée pour faire cette affirmation. Le mérite de cette approche est qu'elle fournit une mesure objective pour décrire une telle évolution. Comme l'a formulé Collins : "Je sais reconnaître une chanson répétitive quand j'en entends une, mais il n'est pas facile de traduire cette intuition en chiffres". En sciences sociales, la rythmanalyse se réfère généralement à une praxis conçue d'abord dans une perspective qualitative : l'étude des qualités affichées par l'expérience des phénomènes rythmiques. A contrario, en biologie ou en médecine, l'analyse des rythmes est basée sur des données quantitatives (p.ex., la mesure de l'activité cardiaque). Ce qui me semble particulièrement intéressant dans l'approche de Collins est le fait qu'elle démontre l'intérêt d'utiliser un algorithme spécifique pour mesurer une dimension constitutive de l'évolution de la complexité des productions culturelles. En fournissant une analyse qui va au-delà de la capacité de perception humaine, elle nous offre une description plus riche du monde dans lequel nous vivons.

Complexité computationnelle et recherche rythmanalytique

D'un point de vue méthodologique, l'idée d'utiliser des algorithmes de compression pour mesurer le niveau de redondance des informations ouvre une voie stimulante pour la recherche rythmanalytique. Si la redondance peut être conçue comme un marqueur de l'absence d'impulsion créative, comprise comme un signe de perte de soi (Alhadeff-Jones, 2017), alors sa mesure mathématique nous fournit un outil pertinent pour comparer les situations et évaluer leur évolution dans le temps. Nul besoin d'un algorithme sophistiqué pour savoir quand une activité est ressentie comme trop répétitive, surtout lorsque le désagrément est ressenti à travers son propre corps. Les choses deviennent plus délicates lorsque nous commençons à envisager des activités impliquant des pratiques discursives. Là encore, il semble qu'il n'y ait pas besoin d'un cadre de recherche élaboré pour déterminer que le fait de travailler par exemple dans un centre d'appel peut constituer une activité répétitive, façonnée par des scripts dénués de variations. Mais une fois que l'on veut comparer des activités, comme celles qui consistent à enseigner, à s'occuper ou à aider les autres, les choses se compliquent.

En suivant l'exemple de Collins, on peut imaginer une cohorte de professionnels (p.ex., des enseignants, des formateurs, des médecins, des infirmières) qui accepteraient de faire enregistrer leur voix pendant une journée entière, plusieurs jours par an, plusieurs années de suite. L'utilisation d'un algorithme tel que le LZ pourrait ainsi fournir une mesure du niveau de redondance de leurs discours, et servir de base pour établir des comparaisons entre personnes, entre les domaines de pratique, et pour une même personne, en révélant les manières dont elle évolue au fil du temps. Je n'ai jamais été partisan des approches quantitatives en sciences humaines, mais il me semble qu'un tel outil représenterait un instrument intéressant pour explorer, à travers différents contextes et différentes périodes, le niveau de complexité des rythmes discursifs impliqués dans les activités humaines.

En d’autres termes : À une époque où la normalisation et la gestion de la qualité exigent que les gens suivent des procédures prédéfinies, et adoptent des formules standard, être capable de mesurer le niveau de créativité inhérent aux discours prononcés apparaît comme une manière intéressante de décrire les manières dont on apprend (ou désapprend) à résister, au fil du temps, à l'homogénéisation croissante des pratiques.

Et vous ?

Quand faites-vous l'expérience de la répétition d'une manière qui péjore votre vécu ? Quel type de stratégie mettez-vous en œuvre pour enrichir votre pratique quotidienne ? Comment savez-vous quand vous devez réviser ce que vous faisiez auparavant pour le rendre plus créatif ?

Merci d’utiliser les commentaires ci-dessous pour faire part de vos réactions et de vos questions.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2017, juin 6). Un algorithme pour mesurer la complexité des rythmes vécus? Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/6/6/an-algorithm-to-measure-the-complexity-of-lived-rhythms-9ka42

L'expérience de la régression comme marqueur temporel

Jean Piaget (1896-1980) (source: https://it.wikipedia.org/wiki/File:Jean-piaget.jpg)

Jean Piaget (1896-1980) (source: https://it.wikipedia.org/wiki/File:Jean-piaget.jpg)

J'ai deux jeunes enfants. En tant que psychologue, je ne peux pas m'empêcher de les voir grandir et de comparer ce que j'observe chaque jour avec ce que j'ai appris à l'université il y a 20 ans... Parmi les notions dont je me souviens, les idées de Piaget sur la "régression" me sont récemment revenues à l'esprit.

Retour à Piaget

Pour Piaget, la régression peut se produire chaque fois que l'on arrive à un nouveau stade de développement cognitif. Lorsqu'une nouvelle forme de structure mentale émerge, elle provoque un déséquilibre dans la façon dont l'enfant traite de nouvelles informations (p.ex., la découverte d'un nouvel objet ou d'un nouveau comportement) - ce que Piaget appelle l'assimilation - et sa capacité à modifier ses modes de pensée existants - ce que Piaget appelle l'accommodation. Un tel déséquilibre peut temporairement conduire à une régression, jusqu'à ce qu'une nouvelle façon de penser ou de se comporter émerge. Dans cet article, je voudrais cependant dépasser l'aspect cognitif de la régression, bien décrit par Piaget, et questionner l'expérience de la régression au-delà des années formatrices de l'enfance.

Tout le monde fait l'expérience de la régression de manière régulière

Un tel phénomène est fréquent tout au long de la vie. Vous pouvez être habile à utiliser un outil ou une technique spécifique ; chaque fois qu’il vous faut adapter ce que vous savez à un nouveau contexte, qui implique par exemple de nouvelles façons de penser, vous pouvez devenir temporairement maladroit (p.ex., en jetant votre marteau lorsque vous vous sentez frustré par la construction d'une étagère IKEA). Plus fondamentalement, cela peut aussi se produire chaque fois que l'on est confronté à un nouvel environnement.

Ainsi, les premières années qui ont suivi mon déménagement aux États-Unis, alors même que je maîtrisais la langue anglaise, ma capacité à m'exprimer dans cette langue était beaucoup moins sophistiquée que ma capacité à parler le français. Il m'a fallu des années pour me sentir en confiance chaque fois que je parlais anglais dans un cadre professionnel. Probablement parce que j'étais particulièrement conscient de ce phénomène et parce que l’utilisation du langage est un aspect essentiel de mon travail (p.ex., dans l’écriture ou l’enseignement), cette période de transition m'a fait éprouver un sentiment de régression à l’égard de mon sentiment d'autonomie ; il m’est ainsi arrivé de me sentir dépendant à l’égard de mes proches et de mes collègues anglophones pour m'assurer que je m'exprimais correctement (p.ex., en leur demandant de relire ce que j'écrivais pour m’assurer d’un emploi correct de la langue). Des années plus tard, je perçois cette période comme un tremplin qui m'a permis de développer une compétence linguistique spécifique et, même si je ne la maîtrise pas aussi bien que ma langue maternelle, je ne ressens plus le même sentiment de dépendance ou de régression, chaque fois que j'évolue dans un environnement anglophone.

La régression est un phénomène rythmique

Lorsque j'observe mes enfants apprendre et régresser tout au long de la séquence d'activités qui est constitutive de leur vie quotidienne, je perçois la régression comme étant fondamentalement une expérience rythmique. Je peux voir mes deux enfants régresser chaque fois qu'ils se sentent jaloux l'un de l'autre ; il y a un pattern de comportement qui se répète sans cesse. On fait régulièrement l'expérience de la régression pendant l’enfance. Ce phénomène se retrouve également à l'âge adulte (intellectuellement, émotionnellement et socialement), chaque fois que nous constatons un écart entre une nouvelle situation (p.ex., de nouvelles connaissances, une nouvelle relation) et notre capacité cognitive, émotionnelle et sociale à y faire face. Cela signifie que la régression est une forme d'expérience qui tend à se répéter dans le temps et tout au long de l'existence ; c'est un phénomène "périodique". Elle est reconnaissable, car elle se caractérise par une façon de penser, de ressentir ou d'entrer en relation avec les autres, qui tend à être moins appropriée que le niveau d'adaptation que nous affichons habituellement à un moment précis de notre vie ; la régression se traduit donc par un schéma-type de comportement. Elle s'inscrit également dans un moment précis de l'existence. Elle appartient au mouvement historique de la vie d'une personne, un mouvement qui s'exprime par des actions qui ne sont jamais totalement similaires les unes aux autres et qui font d’un moment de régression, une expérience toujours singulière. En suivant les critères rythmiques de Sauvanet (2000) (motif, périodicité, mouvement), on peut donc concevoir l'expérience de la régression comme un phénomène rythmique.

La régression révèle la manière dont on fait l’expérience de son propre développement

L'expérience de la régression révèle des éléments de compréhension qui permettent d’éclairer l’expérience personnelle (sur le plan mental, émotionnel et social). Elle exprime autant des éléments liés au présent, qu’elle révèle des liens avec le passé ("Je ne comprends pas, j'étais capable de faire face à de telles situations dans le passé") et un futur possible ("Si je surmonte ce défi, je me sentirai peut-être plus habile"). L'expérience de la régression apparaît donc comme un marqueur temporel. C'est un marqueur parce qu'elle attire l'attention sur notre propre façon d'être, telle qu’elle s’exprime à travers un pattern de comportement inhabituel. De plus, nous avons tous des façons différentes de faire l'expérience de la régression. Par exemple, elle peut être reconnue, niée, comprise ou redoutée. Ainsi, interroger son expérience de la régression constitue un moyen d'apprendre quelque chose de pertinent sur la manière dont on se situe dans sa propre histoire, en regard de ce que nous étions ou de ce que nous pourrions être à l'avenir, et sur la façon dont nous nous situons par rapport à ces changements. Dans la mesure où l'éducation concerne l'apprentissage et le développement tout au long de la vie (parmi d’autres aspects), interroger l'expérience de régression apparaît comme un moyen stratégique de prendre position à l’égard de notre propre rapport au savoir et de notre propre développement. Dans la mesure où les phénomènes de régression continuent de se produire tout au long de la vie d'une personne, ils révèlent également quelque chose sur la façon dont on évolue au fil du temps. La régression représente ainsi un marqueur temporel important.

Et vous ?

Etes-vous conscients des moments de votre vie où vous vous sentez régresser ? Remarquez-vous des schémas spécifiques dans la façon dont une telle expérience se répète ? Percevez-vous une évolution dans la façon dont vous pouvez faire face à une telle expérience ? N'hésitez pas à faire part de vos commentaires ci-dessous !


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2017, mai 23). L'expérience de la régression comme marqueur temporel. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/5/23/the-experience-of-regression-as-a-temporal-marker-4ttw2

Apprentissages transformateurs et expérience de dilemmes rythmiques

Paterson's Land, University of Edinburgh (Photography: Michel Alhadeff-Jones, 2017)

Paterson's Land, University of Edinburgh (Photography: Michel Alhadeff-Jones, 2017)

J'étais récemment à l’Université d’Édimbourg pour participer à une conférence d'une journée sur la théorie de l'apprentissage transformateur (Transformative Learning Theory and Praxis : New and Old Perspectives) organisée par l'Institute for Academic Development. D'un point de vue rythmique, les documents présentés et les discussions qui ont suivi ont suscité de nombreuses réflexions très intéressantes. Rétrospectivement, il me semble qu'il y avait un fil invisible entre la plupart des communications présentées : s'engager à favoriser un apprentissage transformateur peut amener les formateurs et les apprenants à expérimenter et à remettre en question des formes spécifiques de dilemmes rythmiques.

Dissonance rythmique entre différentes cultures organisationnelles

J'ai commencé ma communication intitulée "The Rhythms of Transformative Learning" en partageant avec le public la "dissonance rythmique" dont j’ai fait l’expérience lorsque j'ai enseigné aux États-Unis pour la première fois. Comme je l'ai décrit ailleurs (Alhadeff-Jones, 2017, p.1, ma traduction) :

"En 2004, lorsque j'ai déménagé à New York et conçu mon premier séminaire sur les histoires de la vie à l'Université de Columbia, j'ai dû adapter un processus qui se déroulait auparavant sur 30 séances [en Suisse] de manière à ce qu'il s'inscrive sur une période de cinq semaines. Il m'a fallu diviser le nombre d'heures de cours par deux. La compression - certains l'appelleraient une accélération - ne concernait pas seulement le temps passé avec les étudiants ; elle affectait également la fréquence de nos rencontres et le processus d'apprentissage qui se déroulait entre chaque session".

J'ai vécu cet épisode comme une source de dissonance pour deux raisons. Premièrement, parce qu'il remettait en question la façon dont je concevais mon activité d'enseignement universitaire sur la base de mon activité en Suisse. Deuxièmement, parce qu'il m'a confronté aux questions politiques, économiques et psychosociologiques soulevées par l'exigence d'"accélérer" le processus d'apprentissage au sein même de mes cours.

Une double contrainte temporelle au sein des attentes institutionnelles

Dans sa présentation sur "l'apprentissage à fort impact dans l'enseignement supérieur" (High Impact Learning in Higher Education) Kris Acheson-Clair (avec J.D. Dirkx et C.N. Shealy) a également exprimé certains des dilemmes rencontrés dans le domaine du développement professionnel à l’université. Cette présentation a révélé ce que j'ai identifié comme une "double contrainte temporelle" (Alhadeff-Jones, 2017, p.104), c'est-à-dire une contrainte temporelle façonnée par des contradictions tacites. Dans le cas présenté par Acheson-Clair, d'une part, l'institution (c'est-à-dire l'université) exige que les programmes de formation mis en œuvre présentent un "apprentissage à fort impact", c'est-à-dire un apprentissage qui participe à la transformation de l'apprenant, principalement entendu comme un processus qui devrait contribuer à son employabilité et à son efficacité dans les tâches qui doivent être accomplies. D'autre part, l'institution exige que cet apprentissage à fort impact soit mesurable à court terme (c'est-à-dire après la formation mise en œuvre, ou après les possibilités d'apprentissage offertes, comme un voyage à l'étranger). La dissonance apparaît inscrite entre deux exigences (transformation et évaluation/responsabilisation) dont les temporalités sont en contradiction l'une avec l'autre : la première peut être difficile à anticiper, car elle peut nécessiter une longue durée de traitement par l'apprenant ; la seconde s'inscrit dans une temporalité fixe, prescrite par l'organisation et orientée vers le court terme.

Inadéquation rythmique entre la nature de la tâche et les habitudes des participants

Sarah Moore, dans sa présentation sur "l'apprentissage assisté par la technologie" (technology-enhanced learning) et Daphne Loads dans sa communication sur les "lectures collaboratives approfondies" (collaborative close readings) (basées sur l'utilisation de la poésie et d'autres formes de textes) dans le cadre du développement professionnel, ont toutes deux fourni des exemples d'activités d'apprentissage potentiellement ressenties comme déstabilisantes pour les participants concernés (en général, des professeurs ou des chargés de cours universitaires). La première a illustré les manières dont l'utilisation des nouvelles technologies dans l’enseignement universitaire peut être vécue comme une expérience déstabilisante. La seconde a montré comment la lecture de règlements ou d'articles universitaires, suivant des modalités proches de celles utilisées dans les études littératures, constitue également une pratique qui remet potentiellement en question les hypothèses que l'on a sur la signification de l'enseignement ou de la recherche à l’université. Dans les deux cas, il m'est apparu qu'une partie de la dissonance qui a pu être ressentie par les participants est liée au fait que l'activité promue (p.ex., l'utilisation de la technologie en temps réel ou l'exercice de la lecture lente) semble perturber le rythme habituel associé à l'activité professionnelle (i.e., l’enseignement ou la recherche). Une telle perturbation peut ainsi provoquer de l'anxiété (comment faire face à l'exigence qu'implique l'utilisation de nouvelles technologies ?) ou de l'impatience (comment la lecture de poésie peut contribuer à mes besoins pratiques quotidiens ?)

Expérience de dilemmes rythmiques et apprentissages transformateurs

La dissonance rythmique, la double contrainte temporelle et l'inadéquation rythmique, représentent trois formes (parmi d'autres) de dilemmes rythmiques. Ils confrontent les formateurs et les apprenants à des exigences temporelles complémentaires, antagonistes et contradictoires dont la complexité peut apparaître à première vue comme déstabilisante. D'une part, en accord avec la théorie de l'apprentissage transformateur de Mezirow, on peut supposer que l'expérience de tels dilemmes peut déclencher des processus de transformation. D'autre part, il faut admettre que lorsque de tels dilemmes rythmiques restent tacites ou insolubles, les contradictions qu'ils révèlent peuvent devenir une source de comportements dysfonctionnels ou de frustration.

Comment faire des dilemmes rythmiques une source d'apprentissage significative ?

Après ma présentation, un participant m'a posé la question : "Qu'avez-vous appris de votre expérience de dissonance rythmique aux États-Unis et comment vous en êtes-vous accommodé ?” Une telle question est cruciale. Rétrospectivement, il me semble qu'il y a au moins trois aspects clés à considérer :

  1. C'est peut-être évident, mais il faut d'abord distinguer le type d'apprentissage qui peut être attendu en regard du calendrier de formation, et les apprentissages qui vont au-delà de ce cadre. Certains apprentissages très significatifs peuvent se produire presque instantanément, alors que d'autres nécessitent un effort soutenu (p.ex., la réflexivité, le dialogue). Cela n'est pas toujours aisé à déterminer à l'avance et cela peut même devenir en soi un sujet de discussion entre les apprenants et la personne en charge de la formation.

  2. Il semble également crucial de reconnaître les limites temporelles qui caractérisent le contexte d'apprentissage, afin de s'assurer qu'il n'y a pas de malentendu avec les participants sur ce qui peut réellement être accompli dans les limites temporelles imparties à la formation.

  3. Il est essentiel que la personne en charge de la formation sensibilise les participants aux dilemmes rythmiques qui déterminent le cadre d'apprentissage, afin d'attirer leur attention sur cette dimension de la formation.

  4. Dans certains cas, il peut également être nécessaire d'envisager une remise en question du cadre temporel de la formation lui-même, afin de l’adapter aux objectifs d'apprentissage fixés par l'institution. Ce point est probablement le plus sensible, car il suggère que les formateurs (et les apprenants) soient prêts à remettre en cause le statu quo temporel afin de défendre des rythmes de formation alternatifs.

Personnellement, il m’arrive d’avoir recours à la métaphore du vaccin pour décrire le processus d'apprentissage. Chaque fois que la durée de la formation reste limitée, mon objectif est de faire germer certaines idées, sachant que si les apprenants sont prêts à y avoir recours, ils pourront peut-être faire une “piqure de rappel" ultérieurement. Ce qui devient alors essentiel, c'est de s'assurer qu'il y a la possibilité de maintenir le dialogue avec les apprenants par la suite. Ainsi, on part très tôt du principe que l'apprentissage se fait à travers une forme de répétition qui se produit sur le long cours. L'enjeu est alors de fournir l'occasion de déployer la réflexion et le dialogue au-delà du cadre formel associé à une formation spécifique.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2017, avril 27). Apprentissages transformateurs et expérience de dilemmes rythmiques. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/4/27/transformative-learning-and-the-experience-of-rhythmic-dilemmas-7fs3k

Vidéo: Présentation d'ouvrage à Teachers College, Columbia University (21 mars 2017)

Russell Hall, Teachers College Library (New York)

Russell Hall, Teachers College Library (New York)

La vidéo ci-dessous a été enregistrée lors de la présentation de mon livre "Time and the Rhythms of Emancipatory Education" organisée au Teachers College, Columbia University, le 21 mars 2017.

La vidéo est disponible sur la plateforme Vialogues qui permet de poster des questions et des commentaires. N’hésitez pas à poster vos questions et commentaires sur la plateforme originale (https://vialogues.com/vialogues/play/36021/) ou directement dans cet article.


Se représenter les rythmes d'une transformation

Source: "The Very Hungry Caterpillar" by Eric Carle

Source: "The Very Hungry Caterpillar" by Eric Carle

Le développement à l’âge adulte soulève évidemment des questions d’ordre temporel, mais pourrait-on également l'envisager à partir des questions rythmiques qu’il soulève ? Comment élaborer une théorie rythmique permettant de décrire les processus à travers lesquels les adultes se transforment ? Ces questions sont au cœur de mes réflexions actuelles sur l'apprentissage transformateur et la théorie du rythme.

La transformation comme discontinuité

La transformation est souvent conçue comme une "discontinuité" qui façonne la vie d'une personne. Elle peut par exemple être provoquée par une crise, un événement ou un accident qui amènent à réorganiser sa façon de vivre et de concevoir ce que l’on est et ce que l’on fait. Cette conception est au cœur de nombreuses théories en psychologie et en formation des adultes, notamment la théorie de l'apprentissage transformateur développée par Jack Mezirow (1991/2001).

La transformation en tant que processus continu

Une autre façon de concevoir l'émergence d'une transformation dans la vie d'une personne suggère de l'envisager à travers des processus continus à peine perceptibles, soit parce qu'ils sont inconscients, soit parce qu'ils sont tellement habituels qu'ils n'attirent pas l'attention ; ce que François Jullien (2009) appelle des "transformations silencieuses". Ainsi, les transformations qui caractérisent le développement d'un enfant peuvent être conçues comme "continues", car de petits changements quotidiens apparaissent - souvent sans être remarqués - jusqu'à ce qu'ils contribuent finalement à l’émergence de marqueurs plus significatifs de sa croissance (p.ex., le premier pas , le premier mot prononcé, etc.)

La transformation en tant que processus rythmique

Ces deux conceptions de la transformation n'ont pas besoin d'être opposées l'une à l'autre. Les concevoir simultanément nécessite néanmoins de développer un langage qui permette de décrire les relations entre continuité et discontinuité. C'est, à mon avis, l'enjeu central inhérent au développement d'une conception rythmique du changement (Alhadeff-Jones, 2016, 2017).

Quand un papillon arrive à la rescousse

Pour illustrer cette affirmation, j'ai commencé à utiliser les deux vidéos ci-dessous avec les participants d'un de mes cours afin d’attirer leur attention sur les aspects rythmiques des processus développementaux.

Je commence par cette séquence, car elle représente la manière stéréotypée dont on envisage un processus de transformation : l'émergence du papillon adulte hors de son cocon ; la discontinuité ultime !

Après neuf jours de changements invisibles, le papillon monarque adulte est prêt à rencontrer le monde ! (Source : Jefferson Lab)

Par la suite, je montre la séquence ci-dessous – qui vient en premier dans l'ordre chronologique – car elle illustre la production de la chrysalide elle-même, un phénomène souvent négligé lorsqu'on parle de la "naissance" d'un papillon pour illustrer sa transformation.

Transformation de la chenille en chrysalide. (Source : Jefferson Lab)

Dans les deux vidéos, ce qui est frappant, ce sont les caractéristiques rythmiques des changements qui se produisent. Ce type de technique d’enregistrement (time lapse) est particulièrement puissant pour révéler ces rythmes, car ils resteraient autrement invisibles à l'œil nu (plus d'informations à ce sujet dans un autre article !). Les deux vidéos illustrent ainsi des rythmes spécifiques inhérents aux changements qui se produisent dans le corps de la chenille/chrysalide/papillon, bien qu’ils apparaissent de manière plus prépondérante à certains stades qu’à d'autres.

Ces phénomènes, bien que déjà complexes, ne le sont évidemment pas autant que les processus de changement qui affectent la vie des humains. Ils nous fournissent cependant de puissantes analogies pour en saisir certains enjeux. En attirant l’attention sur les micro-changements qui se produisent dans un processus de transformation, ces phénomènes rendent visibles les rythmes quotidiens inhérents à un processus de transformation.

Et vous ?

Connaissez-vous d'autres exemples de phénomènes naturels ou humains qui présentent des caractéristiques rythmiques inhérentes aux processus de transformation d'une manière qui peut être facilement perçue par les sens humains ? Merci d’utiliser la section des commentaires ci-dessous pour poster vos suggestions!


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2017, avril 6). Se représenter les rythmes d'une transformation. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2021/1/19/envisioning-the-rhythms-of-a-transformation-eb9cm

Le cheminement de Lefebvre vers la rythmanalyse

Henri Lefebvre (1901-1991) (source: www.zones-subversives.com)

Henri Lefebvre (1901-1991) (source: www.zones-subversives.com)

Dans un article précédent, j'ai brièvement situé l'émergence de l'idée de rythmanalyse, en me référant à l'intuition exprimée par Gaston Bachelard (1950). Dans cet article, j'aimerais situer la contribution d'Henri Lefebvre - philosophe et sociologue français - autour de cette notion. Depuis les années 1960, Lefebvre a repris l’emploi initial de la notion de rythmanalyse, initialement formulé par Bachelard, et a commencé à la concevoir comme un moyen d'explorer des stratégies émancipatrices à travers l'analyse de l'expérience des rythmes quotidiens (p.ex., Lefebvre, 1961/2002, 1974/1991, 1992/2004).

[La section suivante est adaptée de Alhadeff-Jones, 2017, pp.181-182].

L'intérêt de Lefebvre pour les rythmes faisait partie d'une préoccupation plus large concernant la quotidienneté, la banalité et le vide ressenti au jour le jour au sein de la société capitaliste. Parce que toutes les pratiques humaines sont constituées de manière rythmique, en termes de relation entre répétition et différence (Lefebvre, 1992/2004), elles fournissent des motifs pour étudier les interactions quotidiennes et comprendre comment des phénomènes d'aliénation et d'émancipation sont ancrés dans les rythmes du quotidien.

À propos de la production sociale de l'espace et du temps

Au départ, Lefebvre envisageait la rythmanalyse comme une méthode sociologique permettant d'étudier le tissu des relations et des interactions entre le temps social caractérisé par des rythmes cycliques (p.ex., les périodicités circadiennes déterminées par les rythmes cosmiques) et les processus linéaires (p.ex., les répétitions monotones) inhérents aux techniques de la société industrielle (Revol, 2014). Partant du principe que les espaces et les temps sociaux, tels qu’ils sont vécus dans les villes modernes, produisent et sont produits par l'expérience de répétitions et de rythmes, Lefebvre conçoit les espaces quotidiens (p.ex., les rues, les places et les espaces de travail) comme le produit d'activités rythmiques qui faire l’objet d'analyses spécifiques (Revol, 2014). La visée émancipatrice de la rythmanalyse viendrait donc de la possibilité de pouvoir interpréter les manières dont l'espace et le temps sont socialement produits ; elle devrait également permettre de dévoiler les manières dont ils deviennent sources d'aliénation. L'enjeu réside ainsi dans la capacité à s'approprier l'expérience des rythmes qui façonne et est façonnée par les espaces au sein desquels on évolue (Revol, 2014).

La rythmanalyse comme approche incorporée

Dans cette optique, Lefebvre a conçu la rythmanalyse comme une approche incorporée à travers laquelle le rythmanalyste doit sentir et expérimenter empiriquement les manières dont les rythmes sont vécus. Le rythmanalyste doit ainsi être à l’écoute de son corps, comme il le serait d’un métronome, en s’appuyant sur les rythmes ressentis pour apprécier les rythmes extérieurs (Lefebvre, 1992). Se concentrer sur ses sens, sa respiration, les battements de son cœur et l'utilisation rythmique de ses membres est nécessaire pour sentir et percevoir les temporalités vécues et appréhender leur relation avec l'environnement temporel et spatial dans lequel chacun évolue. C'est un travail d'appropriation de son propre corps autant qu'il peut conduire à la transformation de la praxis sociale (Revol, 2014). Faisant un parallèle avec la pratique de la médecine, Lefebvre (1992) suggère que la tâche du rythmanalyste est d'identifier l'arythmie sociale et de transformer les manières dont elle impacte la vie sociale. Cette approche a également une fonction esthétique ; pour sentir, percevoir et être ému par les rythmes, le rythmanalyste doit également se concentrer sur les valeurs sensibles des rythmes (Lefebvre, 1992).

Analyser son rapport à l'espace comme moyen d'explorer ses rythmes

D'un point de vue philosophique et théorique, la conception du rythme de Lefebvre demeure souvent floue (p.ex., le rôle de la mesure par rapport à ses caractéristiques de fluidité), et son interprétation des intuitions de Bachelard semble parfois superficielle (Sauvanet, 2000, p. 167). Son principal apport, dans une perspective pédagogique, réside dans le fait que sa conception de la rythmanalyse dépasse les espaces intimes et imaginaires envisagés par Bachelard, permettant de concevoir son champ d'action dans le domaine des interactions concrètes au sein de la société (Revol, 2014). Par rapport aux méthodes rythmiques de Jaques-Dalcroze, Mandelstam ou Bode (Alhadeff-Jones, 2017), la contribution de Lefebvre comble un vide : en inscrivant l'expérience des rythmes individuels dans l'histoire des espaces sociaux, et en montrant comment ces espaces se rapportent à l'expérience intime du temps, la rythmanalyse de Lefebvre nous fournit une voie concrète - et un cadre - pour envisager les manières dont les rythmes individuels et collectifs peuvent se rapporter les uns aux autres au-delà des analogies et des métaphores.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2016, novembre 14). Le cheminement de Lefebvre vers la rythmanalyse. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2016/11/14/lefebvres-path-toward-rhythmanalysis-ernhd

Emergence de la rythmanalyse

Gaston Bachelard (1884-1962) (source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Gaston_Bachelard)

Gaston Bachelard (1884-1962) (source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Gaston_Bachelard)

Le terme "rythmanalyse" a été introduit pour la première fois par Lúcio Alberto Pinheiro dos Santos (1931, cité in Bachelard, 1950), un philosophe brésilien dont les écrits inaccessibles sont restés largement méconnus. Toutefois, c'est principalement à travers les travaux des philosophes français Gaston Bachelard, et plus tard Henri Lefebvre, que la notion s'est développée.

[La section suivante est adaptée de Alhadeff-Jones, 2017, pp. 180-181].

Inspiré par les découvertes de la physique au tournant du XXe siècle, Bachelard développe une théorie du sujet privilégiant sa nature " ondulatoire". À l'instar d'un photon ou d'une substance chimique, il conçoit le sujet comme un être temporel qui "vibre ", situant l'expérience de la discontinuité en son cœur (p.ex., le temps divisé de ses actions et le temps fragmenté de sa conscience).

Pour Bachelard, l'expérience de la discontinuité constitue le moyen privilégié d'accéder à la compréhension du temps. Si le parcours de vie d’une personne est fondamentalement fragmenté, le rythme est conçu comme ce qui articule la discontinuité des instants vécus (Sauvanet, 2000, p. 110). Pour lui, le sentiment de continuité qu'éprouvent les humains est une construction établie a posteriori. Selon la philosophie de Bachelard, le temps est ressenti à travers l'expérience des rythmes comme une organisation souple et subjective des instants vécus.

Selon Bachelard, l'expérience du temps n'est pas fondée sur la mesure de changements objectifs, tels que ceux symbolisés par une horloge ou un calendrier. Elle émerge de la capacité humaine à mettre en relation des instants successifs et discontinus de sa vie. Le sentiment d'éprouver une forme de continuité tout au long de l’existence est une construction et, en tant que tel, il nécessite de prendre en considération les tensions vécues au quotidien. Ainsi, l'évolution du moi est conçue comme "ondulatoire", comme un tissu fait de tensions (tels que succès et erreurs, oubli et souvenir) (Bachelard, 1950, p. 142).

Ainsi, la rythmanalyse vise à trouver des "motifs de dualité" (Bachelard, 1950, p. 141) pour que l'esprit les équilibre au-delà d'une logique dualiste. Ce faisant, elle peut être porteuse d’effets apaisants. La rythmanalyse de Bachelard vise ainsi à nous libérer des agitations contingentes à travers l'analyse des temporalités vécues et le choix délibéré des rythmes vécus. Comme le souligne Sauvanet (2000, p. 107), elle n'implique pas pour Bachelard une relation entre un analyste et un patient ; elle requiert une forme de solitude à travers laquelle le sujet s'auto-analyse grâce à l'utilisation de médias, tels que les œuvres littéraires, qui l’aident à symboliser et à interpréter sa propre expérience.

Si Bachelard a été le premier à considérer le rythme comme un concept philosophique, son approche reste néanmoins majoritairement métaphorique (Sauvanet, 2000, p. 100). Son principal apport réside dans le fait qu’il esquisse un cadre éthique et formule des intuitions précieuses quant au rôle joué par l'introspection dans l'expérience rythmique. Comme il ne l'a jamais formalisée, la rythmanalyse de Bachelard n'est pas une théorie en soi ; elle doit plutôt être conçue comme un "exercice créatif" (Sauvanet, 2000, p. 101). La puissance de ses intuitions repose sur l'hypothèse selon laquelle l'unicité du sujet exige un travail continu d'élaboration qui organise de manière délibérée les instants vécus en rythmes afin de tolérer et d'organiser - plutôt que de réduire - les tensions et les contradictions dont ils peuvent être porteurs.

Poursuivre l'intuition de Bachelard

Si l'on considère le développement de la rythmanalyse en tant que méthode, l'accent mis sur les "motifs de dualité" expérimentés dans la vie quotidienne, ainsi que tout au long de la vie, semble critique pour toute démarche d’analyse. Concrètement, cela suggère de prêter attention aux alternances qui se forment entre différentes activités, états d'esprit, dispositions, humeurs, émotions, et les relations mutuelles qu’ils sont susceptibles d’entretenir au fil du temps. Des rythmes émergent à travers la reconnaissance des patterns qui relient ces expériences les unes aux autres. D'un point de vue éducationnel, le défi méthodologique semble donc être d'établir comment quelqu'un peut apprendre à identifier de tels schémas, quelles ressources sont nécessaires pour y parvenir et comment une telle capacité peut être promue.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2016, novembre 1). Emergence de la rythmanalyse. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2016/16/1/the-emergence-of-rhythmanalysis-skma8