Approche processuelle et intelligence rythmique

“General Dynamics, Undersea frontiers - Electric boat” by Erik Nitsche (1960) (Source: https://www.galerie123.com/en/original-vintage-poster/36614/general-dynamics-undersea-frontiers-electric-boat/)

“General Dynamics, Undersea frontiers - Electric boat” by Erik Nitsche (1960) (Source: https://www.galerie123.com/en/original-vintage-poster/36614/general-dynamics-undersea-frontiers-electric-boat/)

L’intelligence rythmique présuppose un mode d’appréhension du réel qui met l’accent sur les mouvements qui en sont constitutifs. De ce point de vue, elle implique une sensibilité que l’on retrouve dans les approches dites « processuelles ». Pour en saisir les contours, je reproduis ici un extrait d’un article que j’ai publié en 2018 dans la revue Education Permanente*. Ce texte définit les présupposés de base qui caractérise une approche processuelle et plus spécifiquement une approche processuelle de l’éducation et de la formation. 

*Source: Alhadeff-Jones, M. (2018). Pour une approche rythmologique de la formation. Education Permanente, 217, 21-32.

Pour une approche processuelle de la formation

Depuis l’Antiquité, une longue filiation existe en philosophie, mettant l’accent sur les aspects volatiles et fluides des phénomènes, plutôt que sur leurs dimensions stables ou substantielles. En Occident, avec des penseurs tels que Héraclite, Leibniz, Bergson, Peirce, James ou Whitehead, a ainsi émergé ce que certains chercheurs identifient comme une philosophie processuelle (process ou processual philosophy), approche que l’on retrouve aujourd’hui dans différentes disciplines académiques (Helin et al., 2016 ; Nicholson et Dupré, 2018 ; Rescher, 2000). Dans cette perspective, la compréhension du monde repose d’abord sur l’étude des aspects actifs et changeants qui forment notre réalité, plutôt que sur ce qui en constituerait la substance. Sur le plan ontologique, le présupposé est que tout être (un objet, un savoir, une personne, un organisme, etc.) est non seulement le produit de processus, mais plus fondamentalement sa manifestation. Un processus renvoie ainsi à un phénomène impliquant une série de développements, reliés de manière fonctionnelle ou causale, et se déroulant de manière coordonnée et programmée (Rescher, 2000). L’intérêt de ce concept est de permettre la mise en lien de phénomènes constitutifs du réel, que la pensée tend à séparer. Ainsi, un processus renvoie à un ensemble complexe d’occurrences disposant d’une cohérence temporelle qui se manifeste par une séquence organisée d’événements, impliquant à leur tour des processus enchevêtrés.

L’éducation et la formation sont des processus. Cela va de soi, et pourtant, il est fréquent d’observer combien on tend à les réduire à ce qu’elles mobilisent ou produisent (dispositifs, connaissances, schèmes, compétences, identités, etc.), aux « abstractions » qui les symbolisent (intitulés, programmes, cadre législatif), aux « objets » qui les matérialisent (agencement physique, infrastructure, etc.), tout en les considérant, avec les sujets qu’elles affectent (l’apprenant, l’équipe de travail, l’entreprise, etc.), comme autant de « personnes », d’«éléments » ou d’« entités » stables, voire statiques, dotés d’une relative autonomie et d’une « nature » intrinsèque. Dans une perspective processuelle, les produits, les abstractions, les objets et les sujets constitutifs de la formation sont à concevoir en premier lieu à partir des processus (ordonnés) et des dynamiques (désordonnées) dont ils émergent et auxquels ils participent, plutôt qu’à partir des formes d’équilibre et de stabilité qui leur préexistent ou qu’ils expriment à un moment donné de leur évolution. Dans cette optique, les produits, les abstractions, les objets et les sujets qui participent à la formation, au même titre que les environnements dans lesquels ils évoluent, sont à concevoir comme étant en perpétuel mouvement : des cycles circadiens et des saisons qui rythment les programmes de cours, aux rythmes biologiques et psychologiques qui animent les apprenants, en passant par l’alternance des phases d’apprentissage, rythmés par les horaires et les calendriers, les interactions sociales ou la succession des discours, normes et conventions sociales, à travers lesquels tout dispositif et toute politique de formation se développent et évoluent au fil de l’histoire.

Comme autant d’hélices, chaque « élément » de la formation – formelle, non- formelle ou informelle – est en perpétuel mouvement. Dans une perspective processuelle, ses effets sont à concevoir à travers les flux (physiques, biologiques, psychologiques, sociaux, culturels, informationnels, etc.) à la fois distincts, variables et enchevêtrés, qui l’animent et qui s’en dégagent. Une telle approche met ainsi l’accent sur les patterns qui relient les actions observées ou vécues, plutôt que sur la nature des aspects qui y sont associés. On peut alors concevoir un processus de formation (certification, professionnalisation, émancipation, etc.) comme étant enchevêtré à des processus d’apprentissage, dont la répétition et l’organisation participent à des processus de transformation, dont l’émergence et la succession contribuent à des processus de développement qui, récursivement, influencent les autres processus de formation avec lesquels ils interagissent. Une telle approche met dès lors l’accent sur ce qui relie les différents aspects de la formation (l’apprentissage d’un geste, un changement de point de vue, le développement d’une posture professionnelle, etc.) en s’intéressant aux configurations à travers lesquelles ils s’organisent dans le temps, plutôt qu’aux états ou aux entités qui leur préexistent ou qui en émergent.

Approche processuelle et intelligence rythmique

L’extrait reproduit ci-dessus ouvre des pistes pour envisager le développement d’une intelligence rythmique. Dans une perspective processuelle, l’intelligence rythmique renvoie à la capacité d’adopter une compréhension des phénomènes vécus ou observés, axée sur leur nature changeante et fluctuante, plutôt que stable et substantielle. Une telle posture implique ainsi une capacité critique à remettre en question les postulats «substantialistes» omniprésents dans l’imaginaire contemporain. Elle suggère également d’être sensible aux dynamiques qui participent à la stabilité apparente des phénomènes. Plus spécifiquement, elle suppose une attention particulière aux flux, aux patterns, aux relations causales complexes, et à l’organisation temporelle de séquences d’événements, à la fois distincts, variables et enchevêtrés.

Références

Helin, J. et al. (Eds.) (2016). The Oxford Handbook of Process Philosophy and Organization Studies. Oxford: University Press.

Nicholson, D.-J., & Dupré, J. (Eds.) (2018). Everything Flows. Towards a Processual Philosophy of Biology. Oxford: University Press.

Rescher, N. (2000). Process Philosophy. A survey of Basic Issues. Pittsburgh: University of Pittsburgh Press.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2021, mars 1). Approche processuelle et intelligence rythmique. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2021/3/1/approche-processuelle-et-intelligence-rythmique