L'expérience de la régression comme marqueur temporel

Jean Piaget (1896-1980) (source: https://it.wikipedia.org/wiki/File:Jean-piaget.jpg)

Jean Piaget (1896-1980) (source: https://it.wikipedia.org/wiki/File:Jean-piaget.jpg)

J'ai deux jeunes enfants. En tant que psychologue, je ne peux pas m'empêcher de les voir grandir et de comparer ce que j'observe chaque jour avec ce que j'ai appris à l'université il y a 20 ans... Parmi les notions dont je me souviens, les idées de Piaget sur la "régression" me sont récemment revenues à l'esprit.

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Pour Piaget, la régression peut se produire chaque fois que l'on arrive à un nouveau stade de développement cognitif. Lorsqu'une nouvelle forme de structure mentale émerge, elle provoque un déséquilibre dans la façon dont l'enfant traite de nouvelles informations (p.ex., la découverte d'un nouvel objet ou d'un nouveau comportement) - ce que Piaget appelle l'assimilation - et sa capacité à modifier ses modes de pensée existants - ce que Piaget appelle l'accommodation. Un tel déséquilibre peut temporairement conduire à une régression, jusqu'à ce qu'une nouvelle façon de penser ou de se comporter émerge. Dans cet article, je voudrais cependant dépasser l'aspect cognitif de la régression, bien décrit par Piaget, et questionner l'expérience de la régression au-delà des années formatrices de l'enfance.

Tout le monde fait l'expérience de la régression de manière régulière

Un tel phénomène est fréquent tout au long de la vie. Vous pouvez être habile à utiliser un outil ou une technique spécifique ; chaque fois qu’il vous faut adapter ce que vous savez à un nouveau contexte, qui implique par exemple de nouvelles façons de penser, vous pouvez devenir temporairement maladroit (p.ex., en jetant votre marteau lorsque vous vous sentez frustré par la construction d'une étagère IKEA). Plus fondamentalement, cela peut aussi se produire chaque fois que l'on est confronté à un nouvel environnement.

Ainsi, les premières années qui ont suivi mon déménagement aux États-Unis, alors même que je maîtrisais la langue anglaise, ma capacité à m'exprimer dans cette langue était beaucoup moins sophistiquée que ma capacité à parler le français. Il m'a fallu des années pour me sentir en confiance chaque fois que je parlais anglais dans un cadre professionnel. Probablement parce que j'étais particulièrement conscient de ce phénomène et parce que l’utilisation du langage est un aspect essentiel de mon travail (p.ex., dans l’écriture ou l’enseignement), cette période de transition m'a fait éprouver un sentiment de régression à l’égard de mon sentiment d'autonomie ; il m’est ainsi arrivé de me sentir dépendant à l’égard de mes proches et de mes collègues anglophones pour m'assurer que je m'exprimais correctement (p.ex., en leur demandant de relire ce que j'écrivais pour m’assurer d’un emploi correct de la langue). Des années plus tard, je perçois cette période comme un tremplin qui m'a permis de développer une compétence linguistique spécifique et, même si je ne la maîtrise pas aussi bien que ma langue maternelle, je ne ressens plus le même sentiment de dépendance ou de régression, chaque fois que j'évolue dans un environnement anglophone.

La régression est un phénomène rythmique

Lorsque j'observe mes enfants apprendre et régresser tout au long de la séquence d'activités qui est constitutive de leur vie quotidienne, je perçois la régression comme étant fondamentalement une expérience rythmique. Je peux voir mes deux enfants régresser chaque fois qu'ils se sentent jaloux l'un de l'autre ; il y a un pattern de comportement qui se répète sans cesse. On fait régulièrement l'expérience de la régression pendant l’enfance. Ce phénomène se retrouve également à l'âge adulte (intellectuellement, émotionnellement et socialement), chaque fois que nous constatons un écart entre une nouvelle situation (p.ex., de nouvelles connaissances, une nouvelle relation) et notre capacité cognitive, émotionnelle et sociale à y faire face. Cela signifie que la régression est une forme d'expérience qui tend à se répéter dans le temps et tout au long de l'existence ; c'est un phénomène "périodique". Elle est reconnaissable, car elle se caractérise par une façon de penser, de ressentir ou d'entrer en relation avec les autres, qui tend à être moins appropriée que le niveau d'adaptation que nous affichons habituellement à un moment précis de notre vie ; la régression se traduit donc par un schéma-type de comportement. Elle s'inscrit également dans un moment précis de l'existence. Elle appartient au mouvement historique de la vie d'une personne, un mouvement qui s'exprime par des actions qui ne sont jamais totalement similaires les unes aux autres et qui font d’un moment de régression, une expérience toujours singulière. En suivant les critères rythmiques de Sauvanet (2000) (motif, périodicité, mouvement), on peut donc concevoir l'expérience de la régression comme un phénomène rythmique.

La régression révèle la manière dont on fait l’expérience de son propre développement

L'expérience de la régression révèle des éléments de compréhension qui permettent d’éclairer l’expérience personnelle (sur le plan mental, émotionnel et social). Elle exprime autant des éléments liés au présent, qu’elle révèle des liens avec le passé ("Je ne comprends pas, j'étais capable de faire face à de telles situations dans le passé") et un futur possible ("Si je surmonte ce défi, je me sentirai peut-être plus habile"). L'expérience de la régression apparaît donc comme un marqueur temporel. C'est un marqueur parce qu'elle attire l'attention sur notre propre façon d'être, telle qu’elle s’exprime à travers un pattern de comportement inhabituel. De plus, nous avons tous des façons différentes de faire l'expérience de la régression. Par exemple, elle peut être reconnue, niée, comprise ou redoutée. Ainsi, interroger son expérience de la régression constitue un moyen d'apprendre quelque chose de pertinent sur la manière dont on se situe dans sa propre histoire, en regard de ce que nous étions ou de ce que nous pourrions être à l'avenir, et sur la façon dont nous nous situons par rapport à ces changements. Dans la mesure où l'éducation concerne l'apprentissage et le développement tout au long de la vie (parmi d’autres aspects), interroger l'expérience de régression apparaît comme un moyen stratégique de prendre position à l’égard de notre propre rapport au savoir et de notre propre développement. Dans la mesure où les phénomènes de régression continuent de se produire tout au long de la vie d'une personne, ils révèlent également quelque chose sur la façon dont on évolue au fil du temps. La régression représente ainsi un marqueur temporel important.

Et vous ?

Etes-vous conscients des moments de votre vie où vous vous sentez régresser ? Remarquez-vous des schémas spécifiques dans la façon dont une telle expérience se répète ? Percevez-vous une évolution dans la façon dont vous pouvez faire face à une telle expérience ? N'hésitez pas à faire part de vos commentaires ci-dessous !


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2017, mai 23). L'expérience de la régression comme marqueur temporel. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/5/23/the-experience-of-regression-as-a-temporal-marker-4ttw2