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Métaphores, analogies, statistiques, et narrations: Quatre manières de raisonner sur la rythmicité des changements

Tehching Hsieh - One Year Performance 1980-1981  (detail) (MoMa, New York City, 2018) (Photographie: M. Alhadeff-Jones)

Tehching Hsieh - One Year Performance 1980-1981 (detail) (MoMa, New York City, 2018) (Photographie: M. Alhadeff-Jones)

Envisagée sous l’angle des processus de pensée, l’intelligence rythmique implique différentes formes de raisonnement. On peut ici en retenir au moins quatre qui correspondent à autant de manières de rendre intelligibles les relations qui existent, ou sont susceptibles d’exister, entre des changements vécus ou observés (Alhadeff-Jones, 2018, pp.28-29).

Raisonnement métaphorique

Une première forme de raisonnement est de type métaphorique. Elle met en correspondance des phénomènes de changement hétérogènes à partir d’images qui permettent d’en penser l’organisation. On l’emprunte lorsqu’on différencie par exemple des « niveaux » de temporalités (p.ex., Adam, 1994; Lesourd, 2006 ; Roquet, 2007). Ainsi, la distinction entre le niveau « micro » des temporalités de l’action, le niveau « méso » des temporalités biographiques, ou le niveau « macro » des temporalités institutionnelles et historiques est une métaphore qui distingue différentes formes de changement en fonction d’une « échelle » qui leur est appliquée pour distinguer leur portée, leur envergure ou leurs rapports d’inclusion. Il en va de même pour l’idée de « croissance » qui évoque des phénomènes temporels (développement, évolution, etc.) en les rapportant à des changements physiques déployés dans un espace observable. La référence à des « niveaux » de temporalité ou à l’idée de « croissance » renvoient ainsi à des métaphores spatiales qui permettent de rendre compte de phénomènes qui demeurent par ailleurs enchevêtrés, invisibles ou imperceptibles par nos sens. Lorsqu’on envisage les changements vécus ou observés, sous l’angle rythmologique, c’est tout un langage et des référentiels sensibles ou imagés que l’on est ainsi susceptible de convoquer. Le recours aux théories rythmiques, développées notamment dans les arts, offre ainsi des mots et des représentations (balancement, ritournelle, rime, motif, mélodie, harmonie, syncope, etc.) ayant un pouvoir évocateur permettant de représenter la plasticité, les dynamiques d’organisation et de (re)prise de forme des phénomènes considérés. Si l’intérêt d’un raisonnement métaphorique réside dans la richesse du vocabulaire et de l’imaginaire auxquels il donne accès, ainsi qu’à leur puissance évocatrice, il comporte évidemment des limites. La plus significative réside probablement dans le fait que le recours aux métaphores ne permet pas d’expliquer de manière factuelle la nature des processus de changement vécus ou observés. Ainsi, établir des correspondances entre des images et des phénomènes temporels permet de les décrire, de les comparer, voire même de les catégoriser, mais sans pour autant permettre de rendre compte ou d’expliquer la nature des phénomènes qui en sont constitutifs. L’obstacle principal d’un raisonnement métaphorique est qu’il ne permet pas d’établir des correspondances logiques ou rationnelles établies de manière factuelle. Dans la perspective du développement d’une intelligence rythmique, le recours à des raisonnements de type métaphorique convoquant un vocabulaire imagé pour décrire des phénomènes, est non seulement inévitable, mais également souhaitable, dans la mesure où leur portée symbolique et leur puissance évocatrice constituent un moyen privilégié de représenter et de formuler certaines des caractéristiques propres aux changements vécus ou observés. D’un point de vue critique, cette ressource évocatrice doit toutefois être accompagnée d’une capacité à réfléchir sur la portée symbolique des métaphores employées et sur les limites des représentations qu’elles convoquent, dans un contexte donné.

Raisonnement analogique

Une seconde modalité de raisonnement est de type analogique. Des temporalités et des formes de changement hétérogènes sont mises en correspondance à partir des similarités ou des différences qui ressortent de leur comparaison. L’étude des analogies entre phénomènes rythmiques se retrouve, de manière plus ou moins rationnelle et critique, au cœur de nombreuses théories en sciences humaines. C’est notamment le cas en éducation où les phénomènes d’apprentissage et de développement ont depuis longtemps été envisagés à partir de la mise en correspondance de rythmes hétérogènes. Chez Platon par exemple, l’éducation musicale dès le plus jeune âge est indissociable du développement moral de la personne. Selon cette conception, l’exposition à des rythmes sensibles (musique, poésie) d’une certaine qualité aurait ainsi un effet direct sur le développement de la personnalité. Plus proche de nous, la pédagogie de Rudolf Steiner vise également à mettre en correspondance les rythmes vécus dans différentes sphères de l’existence (esthétiques, biologiques, discursive, cosmologique, etc.) en vue de privilégier un développement holistique de la personne (Alhadeff-Jones, 2017, 2018b). En sciences humaines, le recours à la notion de « synchronisation », empruntée à la biologie, est également utilisée, notamment en formation (Pineau, 2000) ou en psychologie sociale (McGrath & Tschan, 2004), pour rendre compte des rapports d’influence, d’entraînement ou de domination à travers lesquels certains rythmes (personnels, collectifs, organisationnels) s’imposent au sein de processus de formation ou de dynamiques de groupe, sur le modèle des rapports entre rythmes cosmologiques (cycles circadien ou saisonnier, par exemple) et rythmes biologiques (sommeil, reproduction, etc.) Les raisonnements pas analogie participe à la compréhension des changements vécus ou observés, dans la mesure où ils favorisent des mises en rapport reposant sur des phénomènes souvent assez intuitifs. Ainsi, le recours à l’analogie de la « vague » pour rendre compte de l’évolution de la pandémie du COVID-19 permet de communiquer un message accessible, relatif à l’évolution d’un phénomène biologique, en établissant une correspondance avec un phénomène physique universel. Tout comme le raisonnement métaphorique, le raisonnement analogique a toutefois ses limites. Les logiques qui fondent l’expérience de phénomènes physiques (p.ex., rythmes cosmologiques), biologiques (p.ex., fonctionnements physiologiques ou épidémiologiques), psychologiques (p.ex., apprentissages ou développement de la personnalité), sociologiques (p.ex., dynamiques de groupe ou rapports d’influence), et esthétiques (p.ex., danse, musique, poésie) sont de nature hétérogènes. Cela signifie que malgré des correspondances de forme, elles reposent sur des processus de nature très différente, entre lesquels il n’est pas toujours aisé d’établir des relations empiriques et rationnelles. Sous l’angle d’un raisonnement de type analogique, le développement d’une intelligence rythmique implique donc la capacité à établir des correspondances (similarités, différences, rapports de causalité) reposant sur des processus de comparaison impliquant l’observation de phénomènes hétérogènes, présents dans toutes les sphères de l’existence (monde physique, biologique, social, culturel). De même, il suppose une capacité critique de remise en question de la nature et de la légitimité de ces mises en correspondance, cela afin d’éviter le piège d’une pensée « panrythmique » (Sauvanet, 2000) qui tendrait à réduire la complexité des phénomènes observés à la mise en correspondance des dimensions rythmiques qu’ils manifestent de manière superficielle.

Raisonnement statistique

Une troisième modalité de raisonnement est de type statistique. Elle a recours à la quantification et au calcul pour établir des correspondances entre des changements qui manifestent une certaine régularité. L’évolution de la pandémie du COVID-19 a ainsi contribué au fil des mois à diffuser une compréhension rythmologique des processus de contamination, basée sur des analyses statistiques mettant en évidence les patterns qui caractérisent la diffusion du virus et de ses variants. De la même manière, l’usage de plus en plus répandu de capteurs mesurant et enregistrant l’activité corporelle (tension artérielle, rythme cardiaque, mouvement, etc.) contribue à diffuser une compréhension de notre santé qui repose sur la quantification de l’activité physique, sur sa représentation de manière mathématique (graphes, courbes, etc.) et sur les mises en correspondance issues d’algorithmes qui peuvent être établies entre différentes formes d’activités (biologiques, physiques, psychologiques, etc.) Avec l’avènement de la recherche en chronobiologie et en chronopsychologie (Testu, 2008), l’étude des rythmes d’apprentissage est également envisagée à partir de la mise en correspondance probabiliste entre des changements se produisant dans l’environnement physique (p.ex., heure de la journée, moment de l’année), et des changements physiologiques et psychologiques (p.ex., capacité d’attention, humeur, comportement), déterminant la qualité de l’expérience de formation. Plus largement, une approche statistique des rythmes comportementaux interroge la manière dont on modélise les séquences temporelles à travers lesquelles certaines activités se répètent et se succèdent (Magnusson, 2000). L’intérêt d’une approche statistique des phénomènes rythmiques est qu’elle permet d’établir des relations sur une base empirique, entre des phénomènes de changement qu’il est possible de modéliser. De même, elle peut permettre – dans une certaine mesure – d’anticiper certains phénomènes ou tout au moins d’établir des correspondances raisonnables entre eux. Tout comme les modalités de raisonnement métaphoriques et analogiques, l’approche statistique n’est pas exempte de dérives. D’abord, en rapportant la compréhension des phénomènes rythmiques à ce qui est quantifiable, elle réduit les possibilités d’interprétation en les limitant aux nombres, aux formules et aux algorithmes auxquels elle a recourt pour appréhender le réel. Ce faisant, elle réduit les rythmes étudiés à une conception périodique du changement qui met l’accent sur une compréhension des phénomènes rythmiques privilégiant l’étude des fréquences, des séquences, des périodes et des tempi, susceptibles d’être mesurés. D’autre part, en ramenant la rythmicité des phénomènes observés à leur dimension métrique, c’est-à-dire mesurable, elle privilégie le recours à des étalons (horloges, calendriers), des standards (unités de mesure), ou des normes (âge, fréquences d’un comportement) pour rendre compte des changements observés, délaissant tout ce qui est de l’ordre de la singularité et de la particularité des manières de fluer (Michon, 2005), c’est-à-dire ce qui est constitutif du « mouvement » du rythme (Sauvanet, 2000). En ce sens, une approche statistique des rythmes vécus ou observés ne permet pas de rendre compte de la dimension qualitative des changements vécus. Du point de vue du développement d’une intelligence rythmique, un mode de raisonnement de type statistique vient compléter les modalités métaphoriques et analogiques envisagées précédemment. En s’appuyant sur une puissance de calcul qui peut être externalisée (formules et algorithmes), il permet potentiellement de rendre perceptibles des phénomènes (séquences, corrélations) qu’il serait par ailleurs difficile, voire impossible, de saisir par les sens. Le recours à cette modalité de raisonnement implique toutefois, ici encore, le développement d’une capacité critique, non seulement pour établir la validité des mesures et des computations opérées, mais aussi et surtout pour pointer les limites inhérentes à la quantification des phénomènes de changement et leur réduction à une métrique impliquant la définition d’étalons, de standards ou de normes.

Raisonnement narratif

Une quatrième modalité de raisonnement repose sur des logiques d’explicitation et de narration. L’explicitation et la mise en récit des changements vécus impliquent autant l’énonciation de moments de rupture (épiphanie, crise, rupture, accident, discontinuité, etc.) que la description de phénomènes manifestant une certaine constance au fil du temps, tels que les habitudes, les scripts, les routines, ou les rituels reproduits au quotidien. Elles interrogent également la manière dont l’émergence ou la répétition de ces phénomènes s’inscrit dans le cours de l’existence et les logiques qui rendent compte de la reproduction de manières de penser, de ressentir et de se comporter à différentes périodes de la vie (Alhadeff-Jones, 2017). En sciences humaines, ce type de raisonnement apparaît comme central dans le développement des pratiques d’analyse de l’activité, d’histoire de vie, ou de recherche biographique. Ainsi, l’explicitation et la mise en récit de l’expérience vécue permettent d’envisager l’inscription temporelle des processus d’apprentissage, de (trans)formation, et de développement, en décrivant leur déroulement et les significations qui leur sont associées, dans la vie d’une personne ou d’un collectif (Dominicé, 1990 ; Lesourd, 2009). Le travail d’explicitation et de mise en récit de l’expérience vécue apparaît ainsi comme complémentaire des modes de raisonnement métaphorique, analogique et statistique. D’un côté, le travail d’explicitation renvoie à une approche phénoménologique qui interroge les manières dont on a recours au langage pour décrire et rendre compte de la réalité sensible des changements vécus ou observés. D’un autre côté, la mise en récit de l’expérience suppose un travail de « mise en intrigue » (Ricoeur, 1983) qui permet d’élaborer la trame à partir de laquelle on organise la complexité temporelle de l’existence et on lui donne une signification. Sous l’angle du développement d’une intelligence rythmique, accroître et affiner les capacités d’explicitation et de narration de l’expérience vécue présente un intérêt certain. L’élaboration de processus narratifs interroge en effet les rapports entre langage (complexité discursive), interprétation (complexité herméneutique) et les manières dont on se représente la succession des changements vécus ou observés, ainsi que les temporalités et les rythmes qu’ils produisent. De plus, l’élaboration de processus narratifs participe à une capacité de synthèse et d’organisation temporelle particulièrement efficiente (explicitation des rapports de synchronie et de diachronie, chronologie) qui comporte des vertus sur le plan identitaire (p.ex., prise de conscience de la singularité du sujet) et une puissance évocatrice et communicationnelle avérée (p.ex., instrumentalisation du storytelling). Finalement, le développement de capacités d’explicitation et de narration de processus de changement peut participer à la mise en exergue de dimensions tacites ou inconscientes de l’expérience dont la formulation peut contribuer à des processus eux-mêmes (trans)formateurs (Alhadeff-Jones, 2017, 2020).

Métaphores, analogies, statistiques et narrations: Quatre modalités d’expression et de développement d’une intelligence rythmique

La capacité à élaborer, formuler, analyser, interpréter, évaluer, juger ou remettre en question des raisonnements de types métaphorique, analogique, statistique, et narratif, constitue la pierre angulaire du développement d’une intelligence rythmique, envisagée sous l’angle du language et du raisonnement. Cette perspective a le mérite de mettre en évidence la richesse discursive et interprétative qui fonde une appréhension rythmologique des changements vécus ou observés. Elle démontre également l’importance d’une capacité critique qui permette d’identifier les limites des discours et des raisonnements mobilisés pour rendre compte des processus de changement d’un point de vue rythmologique. Une telle approche ne devrait toutefois pas occulter le fait que l’exercice d’une intelligence rythmique ne se réduit pas à ses composantes langagières, discursives ou rationnelles. L’exercice d’une intelligence rythmique convoque en effet tous les sens et implique des modes d’appréhension du réel qui ne mobilisent ni langage, ni raisonnement, quand bien certains peuvent être mis en mots et réfléchis a posteriori.

References

Adam, B. (1994). Time and social theory. Cambridge: Polity Press.

Alhadeff-Jones, M. (2017). Time and the Rhythms of Emancipatory Education. Rethinking the Temporal Complexity of Self and Society. London, Routledge.

Alhadeff-Jones, M. (2018a). Pour une approche rythmologique de la formation. Education Permanente, 217, 21-32.

Alhadeff-Jones, M. (2018b). Concevoir les rythmes de la formation : Entre fluidité, répétition et discontinuité. In P. Maubant, C. Biasin, P. Roquet (Eds.), Les temps heureux des apprentissages (pp.17-44). Nîmes, France: Champ social.

Alhadeff-Jones, M. (2020). Explorer l’inconscient rythmique dans les pratiques d’histoires de vie en formation. Education Permanente, 222, 43-51.

Dominicé, P. (1990). L’Histoire de vie comme processus de formation. Paris: L’Harmattan.

Lesourd, F. (2006). Des temporalités éducatives. Pratiques de formation/Analyses 51-52, 9-7.

Lesourd, F. (2009). L’homme en transition. Education et tournants de vie. Paris: Economica- Anthropos.

Magnusson, M.-S. (2000). Discovering hidden time patterns in behavior: T-patterns and their detection. Behavior Research Methods, Instruments and Computers, 32, 93-110.

Michon, P. (2005). Rythmes, pouvoir, mondialisation. Paris: PUF.

McGrath, J. E. & Tschan, F. (2004). Temporal Matters in Social Psychology: Examining the role of time in the lives of groups and individuals. Washington DC: APA Publications.

Pineau, G. (2000). Temporalités en formation: Vers de nouveaux synchroniseurs. Paris: Anthropos

Roquet, P. (2007). La diversité des processus de professionnalisation. Une question de temporalités ? Carriérologie, 11, 195-207.

Ricoeur, P. (1983). Temps et récit 1. L’intrigue et le récit historique. Paris: Seuil.

Sauvanet, P. (2000). Le rythme et la raison (2 vol.) Paris : Kimé.

Testu, (2008). Rythmes de vie et rythmes scolaires. Paris: Masson.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2021, mars 15). Métaphores, analogies, statistiques, et narrations: Quatre manières de raisonner sur la rythmicité des changements. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2021/3/15metaphores-analogies-statistiques-et-narrations