Gaston Bachelard

Twitter et l'expérience de névrose temporelle

Je me suis dernièrement reconnecté à mon compte Twitter, créé il y a cinq ans et jamais utilisé depuis. Comme je suis constamment à la recherche de nouvelles sources d'informations quotidiennes, j'ai pensé qu'une utilisation plus systématique de ce réseau social pourrait être pertinente. Je voulais également expérimenter et voir comment je pourrais utiliser cette plateforme pour garder une trace des idées qui émergent de mes lectures en ligne, jour après jour. L'expérience ne fait que commencer (vous pouvez consulter mon compte @alhadeffjones)

Alors que j'explore et découvre de plus en plus de tweets, et que de plus en plus de personnes partagent leurs contributions quotidiennement, je ressens des sentiments mitigés qui semblent être assez courants de nos jours : l'excitation de découvrir de nouvelles personnes (mais pas nécessairement de nouvelles idées) et le sentiment déprimant que le fait de suivre le rythme des réseaux sociaux va à l'encontre d'autres rythmes de ma vie (tels que les rythmes de la vie familiale, intellectuelle et professionnelle). Ce sentiment en soi n'est pas particulièrement original ; il révèle sans aucun doute une ambivalence plus large à l'égard des technologies actuelles de l'information et de la communication, ambivalences déjà bien documentées dans les médias.

L'ambivalence d'un medium

Ce qui me semble pertinent, à ce stade de mon expérimentation, c'est d'essayer de maintenir cette tension et d'interroger les significations plus profondes dont elle est porteuse. D'une part, le besoin de nouveauté, d'idées originales, de connexions et l'excitation des connexions instantanées ; d'autre part, la nécessité de consolider ce qui est déjà là, de se préserver et d’envisager une perspective à long terme, inscrite dans la durée et dans un processus de développement tout au long de la vie.

Le problème n'est pas tant de choisir entre l'un ou l'autre. Il s'agit plutôt d'apprendre à réguler les tensions qui demeurent entre ouverture et fermeture, instantanéité et durée, excitation et ennui, etc. Ce sont là des "motifs de dualité" intéressants (Bachelard, 1950) qui sont constitutifs des rythmes quotidiens de notre vie (parfois nous ressentons le besoin d'être connectés ou stimulés, d'autres fois nous préférons rester seuls ou tranquilles).

Définir la névrose temporelle

La capacité de réguler la façon dont nous vivons ces différents aspects de la vie quotidienne ne va pas de soi. Douleurs et souffrances peuvent naître de la difficulté à gérer de telles ambivalences lorsqu'elles prennent des proportions trop importantes (p.ex., des comportements compulsifs). Pour cette raison, il peut être important de nommer le phénomène caractérisé par la difficulté à réguler de telles tensions.

Comme je le décris dans Time and the Rhythms of Emancipatory Education (Alhadeff-Jones, 2017), Gaston Pineau (2000) utilise le terme "schizochronie" (du grec : schizo- signifiant divisé ; divisé ; et chronos, temps) pour exprimer les tensions ressenties lorsqu’on est confronté à des temporalités conflictuelles (p.ex., famille versus temps de travail, rythmes biologiques versus rythmes sociaux), ou lorsqu’on se sent dépassé par des rythmes qui nous sont imposés.

Les tensions ressenties lors de l'utilisation de réseaux sociaux, tels que Twitter, sont de nature différente. Je pense qu'il peut être pertinent d'utiliser l'expression "névrose temporelle", en référence à la signification donnée à cette expression en psychanalyse, pour aller plus loin dans la description de tels phénomènes. La notion de "névrose temporelle" souligne non seulement la nature conflictuelle, mais aussi ambivalente des tensions temporelles qui peuvent être vécues dans la vie quotidienne, par exemple à travers des comportements spécifiques vécus comme symptomatiques. La névrose temporelle constitue ainsi une expression spécifique des "conflits temporels" vécus (Alhadeff-Jones, 2017).

Révéler nos ambivalences face à l'expérience du temps

Si la notion de schizochronie suggère de profonds clivages temporels, l'idée de névrose temporelle renvoie plutôt à l'état de tension et de conflictualité intérieure que l’on peut ressentir lorsque l’on considère la nature complémentaire, antagoniste et contradictoire des rythmes constitutifs de nos activités. La névrose temporelle s'exprime à travers ces moments où l'on se demande si l'on doit suivre un rythme d'activité spécifique (p.ex., consulter son courrier électronique ou son flux Twitter), en changer la fréquence (pour ralentir ou accélérer la façon dont on les consulte), ou plus radicalement introduire une sorte de rupture dans ces habitudes. Le terme de névrose suggère donc un conflit entre les pressions venant de l'intérieur (p.ex., le désir, la répulsion) et de l'extérieur (p.ex., les attentes collectives, les exigences imposées).

La névrose temporelle ne doit pas être conçue strictement comme un phénomène psychologique révélant des ambivalences personnelles ou des conflits internes à l’individu. Elle doit plutôt être conçue comme étant socialement produite par l'expérience quotidienne de dilemmes temporels qui nous sont imposés par les institutions au sein desquelles nous évoluons (famille, éducation, travail, etc.). Dans cette perspective, le développement actuel des médias sociaux ne fait que réactiver des dilemmes temporels qui étaient présents plus tôt dans l'histoire de notre société. La névrose temporelle représente donc une "mise à jour" d’anciennes formes d'ambivalences symptomatiques.

Maintenant que l'ambivalence est étiquetée, la question qui demeure est de déterminer comment les personnes et les institutions apprennent à gérer de tels dilemmes et conflits intériorisés. Comment apprenons-nous à gérer nos propres ambivalences face aux coûts et aux avantages des nouvelles technologies et aux rythmes qu'elles nous imposent ? Comment apprenons-nous à éviter d'être captifs d'une temporalité hégémonique (telle que celle qui nous enferme parfois dans l’utilisation compulsive des médias sociaux) et à maintenir des rythmes d'activité souples ?

Certains choisissent d'arrêter d'utiliser ce type de plateforme, d'autres continuent à lutter... et vous ?


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2017, septembre 18). Twitter et l'expérience de névrose temporelle. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/9/18/twitter-experience-nvrose-temporelle

Twitter and the experience of temporal neurosis

Recently, I reconnected to my twitter account, created five years ago and never used since then. As I am constantly looking for new sources of daily news, I thought that using Twitter more systematically could be relevant (although I have to confess, I am still struggling with it...) I also wanted to experiment and see how I could use this platform for keeping track of everyday insights emerging through my online readings. The experiment is just starting (you can check my account @alhadeffjones)

As I explore and discover more tweets and more people tweeting everyday, I am experiencing mixed feelings that seem to be quite common nowadays: the excitement of discovering new people (but not necessary new ideas) and the depressing feeling that keeping up with the pace of social media runs against other rhythms of my life (e.g., the pace of family, intellectual and working lives). This feeling in itself is not particularly original; it definitely reveals a broader ambivalence about current technologies of information and communication, already well documented in the media.

The ambivalence of a medium

What seems relevant to me, at this stage of my experimentation, is to try to keep this tension alive and to question the deeper meanings it carries. On one hand, the need for novelty, fresh insights, connections and the excitement of instantaneous connections; on the other hand, the need to consolidate what is already there, to preserve oneself, and to embrace the duration of long term perspective and lifelong development.

The problem is not so much about choosing between one or the other. The issue would be rather to learn how to regulate between openness and closure, instantaneity and duration, excitement and boredom, etc. Those are interesting "motifs de dualité" (Bachelard, 1950) that are constitutive of the everyday rhythms of our lives (sometimes we feel the need to be connected or stimulated, other times we prefer to remain on our own or quiet).

Defining temporal neurosis

Being able to regulate the way we relate to those aspects of the everyday life cannot be taken for granted. Pain and suffering can emerge from the difficulty to manage such ambivalences when they take larger proportions (e.g., compulsive behaviors). For that reason, it may be important to name the phenomenon characterized by the difficulty to regulate such tensions.

As I describe it in Time and the Rhythms of Emancipatory Education (Alhadeff-Jones, 2017), Gaston Pineau (2000) refers to the term "schizochrony" (from the Greek: schizo- meaning split; divided; and chronos, time) to express the tensions people experience when confronted with conflicting temporalities (e.g., family versus working time, biological versus social rhythms), or when we feel subjugated by rhythms that are imposed on us.

The tensions experienced when using social networks, such as Twitter, are of different nature. I think it may be relevant to use the expression "temporal neurosis", in allusion to the meaning given to this expression in psychoanalysis, to go further in the description of such phenomena. The notion of "temporal neurosis" stresses not only the conflicting, but also the ambivalent nature of the temporal tensions that may be experienced in the everyday life, for instance through specific behaviors experienced as symptomatic. Temporal neurosis constitutes a specific expression of "temporal conflicts" (Alhadeff-Jones, 2017).

Revealing our ambivalences toward the experience of time

If the notion of schizochrony suggests deep temporal clivages, the idea of temporal neurosis would rather refers to the state of tension and inner conflictuality that people may experience when considering the complementary, antagonistic, and contradictory nature of the rhythms that are constitutive of their own activity. Temporal neurosis is expressed by those moments when we wonder whether we should keep up with a specific pattern of activity (e.g., checking one's email or Twitter feed), change its frequency (to slow down or to accelerate the way one relates to it), or more radically introduce some kind of rupture in such habits. The term neurosis would suggest therefore a conflict between pressures coming from within (e.g., desire, repulsion) and from the outside (e.g., collective expectations, requirements).

Temporal neurosis should not be conceived strictly as a psychological phenomenon revealing personal ambivalences or inner conflicts. It should rather be conceived as socially produced by the everyday experience of temporal dilemmas imposed on us by the institutions we live through (family, education, work, etc.) From that perspective, the current development of social media is just reactivating temporal dilemmas that have been present earlier in the history of our society. Temporal neurosis represents therefore an 'update' of older forms of symptomatic ambivalences.

Now that the ambivalence is labelled, the question that remains is how do people and institutions learn to deal with such dilemmas and internalized conflicts? How do we learn to manage our own ambivalences toward the costs and benefits of new technologies and the rhythms they impose on us? How do we learn to avoid being captive of an hegemonic temporality (e.g., being stuck in social media) and maintain flexible rhythms of activity?

Some choose to stop using the platform, other keep struggling... what about you?


Cite this article: Alhadeff-Jones, M. (2017, September 18). Twitter and the experience of temporal neurosis. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/9/18/twitter-and-the-experience-of-temporal-neurosis

Lefebvre's path toward rhythmanalysis

Henri Lefebvre (1901-1991) (source: www.zones-subversives.com)

Henri Lefebvre (1901-1991) (source: www.zones-subversives.com)

In a previous post, I have briefly located the emergence of the idea of rhythmanalysis, referring to Bachelard's (1950) intuition. In this post, I would like to locate the contribution of Henri Lefebvre – a French philosopher and sociologist – around this notion. Since the 1960s, Lefebvre took over Bachelard’s initial use of the idea of rhythmanalysis and started conceiving it as a way to explore emancipatory strategies through the analysis of the experience of everyday rhythms (e.g., Lefebvre, 1961/2002, 1974/1991, 1992/2004).

[The following section is adapted from Alhadeff-Jones, 2017, pp.181-182]

Lefebvre's interest for rhythms was part of a broader concern regarding the quotidian, the banality and emptiness of everyday life within capitalist society. Because all human practices are constituted rhythmically, in terms of a relationship between repetition and difference (Lefebvre, 1992/2004), they provide grounds to study everyday interactions and understand how alienation and emancipation are embedded in quotidian rhythms.

About the social production of space and time

At first, Lefebvre envisioned rhythmanalysis as a sociological method to study the fabric of relations and interactions between social time characterized by cyclic rhythms (e.g., circadian periodicities determined by cosmic rhythms) and linear processes (e.g., monotonous repetitions) inherent to techniques found in industrial society (Revol, 2014). Assuming that social space and time (e.g., urban city) produce, and are produced, through the experience of repetitions and rhythms, Lefebvre conceived quotidian spaces (e.g., streets, squares and working spaces) as the result of rhythmic activities that could become the focus of analysis (Revol, 2014). The emancipatory aim of rhythmanalysis came therefore from the possibility to interpret how space and time are socially produced; it had to unveil how they become a source of alienation. What was at stake remained the capacity to appropriate for oneself the experience of rhythms that shaped and was shaped by the spaces within which one evolves (Revol, 2014).

Rhythmanalysis as an embodied approach

For that reason, Lefebvre conceived rhythmanalysis as an embodied approach through which the rhythmanalyst has to feel and to experiment empirically how rhythms are lived. The rhythmanalyst has therefore to "listen” to his or her body as a “metronome” and to “learn rhythm from it” to appreciate external rhythms (Lefebvre, 1992/2004, p. 19). Focusing on one’s senses, breath, heart-beats and rhythmic use of one’s limbs is required to feel and perceive lived temporalities and to apprehend how they relate to the temporal and spatial environment within which one evolves. It is a work of appropriation of one’s own body as much as it may lead to the transformation of social praxis (Revol, 2014). Drawing a parallel with the practice of medicine, Lefebvre (1992/2004) suggests that the task of the rhythmanalyst is to identify social arrhythmia and transform the way it impacts social life. The approach also carries an esthetic function; to feel, perceive and be moved by rhythms, the rhythmanalyst must also focus on the sensible values of rhythms (Lefebvre, 1992/2004).

Analyzing one's relationship to space as a way to explore one's rhythms

From a philosophical and theoretical perspective, Lefebvre’s conception of rhythm remains often unclear (e.g., the role of measure vs. its free-flowing features), and his interpretation of Bachelard’s intuitions appears superficial (Sauvanet, 2000, p. 167). His main contribution, from an educational perspective, is that his conception of rhythmanalysis goes beyond the intimate and imaginary spaces envisioned by Bachelard to conceive its scope of action within the realm of concrete interactions within society (Revol, 2014). In comparison with Jaques-Dalcroze, Mandelstam’s or Bode’s rhythmic methods (Alhadeff-Jones, 2017), Lefebvre’s contribution fills a gap: by inscribing the experience of individual rhythms within the history of social spaces, and by showing how such spaces relate to the intimate experience of time, Lefebvre’s rhythmanalysis provides us with a concrete path – and a medium –to envision how individual and collective rhythms may relate with each other beyond analogies and metaphors.


Cite this article: Alhadeff-Jones, M. (2016, November 14). Lefebvre's path toward rhythmanalysis. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2016/11/14/lefebvres-path-toward-rhythmanalysis

Le cheminement de Lefebvre vers la rythmanalyse

Henri Lefebvre (1901-1991) (source: www.zones-subversives.com)

Henri Lefebvre (1901-1991) (source: www.zones-subversives.com)

Dans un article précédent, j'ai brièvement situé l'émergence de l'idée de rythmanalyse, en me référant à l'intuition exprimée par Gaston Bachelard (1950). Dans cet article, j'aimerais situer la contribution d'Henri Lefebvre - philosophe et sociologue français - autour de cette notion. Depuis les années 1960, Lefebvre a repris l’emploi initial de la notion de rythmanalyse, initialement formulé par Bachelard, et a commencé à la concevoir comme un moyen d'explorer des stratégies émancipatrices à travers l'analyse de l'expérience des rythmes quotidiens (p.ex., Lefebvre, 1961/2002, 1974/1991, 1992/2004).

[La section suivante est adaptée de Alhadeff-Jones, 2017, pp.181-182].

L'intérêt de Lefebvre pour les rythmes faisait partie d'une préoccupation plus large concernant la quotidienneté, la banalité et le vide ressenti au jour le jour au sein de la société capitaliste. Parce que toutes les pratiques humaines sont constituées de manière rythmique, en termes de relation entre répétition et différence (Lefebvre, 1992/2004), elles fournissent des motifs pour étudier les interactions quotidiennes et comprendre comment des phénomènes d'aliénation et d'émancipation sont ancrés dans les rythmes du quotidien.

À propos de la production sociale de l'espace et du temps

Au départ, Lefebvre envisageait la rythmanalyse comme une méthode sociologique permettant d'étudier le tissu des relations et des interactions entre le temps social caractérisé par des rythmes cycliques (p.ex., les périodicités circadiennes déterminées par les rythmes cosmiques) et les processus linéaires (p.ex., les répétitions monotones) inhérents aux techniques de la société industrielle (Revol, 2014). Partant du principe que les espaces et les temps sociaux, tels qu’ils sont vécus dans les villes modernes, produisent et sont produits par l'expérience de répétitions et de rythmes, Lefebvre conçoit les espaces quotidiens (p.ex., les rues, les places et les espaces de travail) comme le produit d'activités rythmiques qui faire l’objet d'analyses spécifiques (Revol, 2014). La visée émancipatrice de la rythmanalyse viendrait donc de la possibilité de pouvoir interpréter les manières dont l'espace et le temps sont socialement produits ; elle devrait également permettre de dévoiler les manières dont ils deviennent sources d'aliénation. L'enjeu réside ainsi dans la capacité à s'approprier l'expérience des rythmes qui façonne et est façonnée par les espaces au sein desquels on évolue (Revol, 2014).

La rythmanalyse comme approche incorporée

Dans cette optique, Lefebvre a conçu la rythmanalyse comme une approche incorporée à travers laquelle le rythmanalyste doit sentir et expérimenter empiriquement les manières dont les rythmes sont vécus. Le rythmanalyste doit ainsi être à l’écoute de son corps, comme il le serait d’un métronome, en s’appuyant sur les rythmes ressentis pour apprécier les rythmes extérieurs (Lefebvre, 1992). Se concentrer sur ses sens, sa respiration, les battements de son cœur et l'utilisation rythmique de ses membres est nécessaire pour sentir et percevoir les temporalités vécues et appréhender leur relation avec l'environnement temporel et spatial dans lequel chacun évolue. C'est un travail d'appropriation de son propre corps autant qu'il peut conduire à la transformation de la praxis sociale (Revol, 2014). Faisant un parallèle avec la pratique de la médecine, Lefebvre (1992) suggère que la tâche du rythmanalyste est d'identifier l'arythmie sociale et de transformer les manières dont elle impacte la vie sociale. Cette approche a également une fonction esthétique ; pour sentir, percevoir et être ému par les rythmes, le rythmanalyste doit également se concentrer sur les valeurs sensibles des rythmes (Lefebvre, 1992).

Analyser son rapport à l'espace comme moyen d'explorer ses rythmes

D'un point de vue philosophique et théorique, la conception du rythme de Lefebvre demeure souvent floue (p.ex., le rôle de la mesure par rapport à ses caractéristiques de fluidité), et son interprétation des intuitions de Bachelard semble parfois superficielle (Sauvanet, 2000, p. 167). Son principal apport, dans une perspective pédagogique, réside dans le fait que sa conception de la rythmanalyse dépasse les espaces intimes et imaginaires envisagés par Bachelard, permettant de concevoir son champ d'action dans le domaine des interactions concrètes au sein de la société (Revol, 2014). Par rapport aux méthodes rythmiques de Jaques-Dalcroze, Mandelstam ou Bode (Alhadeff-Jones, 2017), la contribution de Lefebvre comble un vide : en inscrivant l'expérience des rythmes individuels dans l'histoire des espaces sociaux, et en montrant comment ces espaces se rapportent à l'expérience intime du temps, la rythmanalyse de Lefebvre nous fournit une voie concrète - et un cadre - pour envisager les manières dont les rythmes individuels et collectifs peuvent se rapporter les uns aux autres au-delà des analogies et des métaphores.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2016, novembre 14). Le cheminement de Lefebvre vers la rythmanalyse. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2016/11/14/lefebvres-path-toward-rhythmanalysis-ernhd

The emergence of rhythmanalysis

Gaston Bachelard (1884-1962) (source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Gaston_Bachelard)

Gaston Bachelard (1884-1962) (source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Gaston_Bachelard)

The term "rhythmanalysis” was first introduced by Lúcio Alberto Pinheiro dos Santos (1931, as cited in Bachelard, 1950), a Brazilian philosopher whose inaccessible writings remained largely unknown. However, it is mainly through the work of the French philosophers Gaston Bachelard, and later Henri Lefebvre, that the notion got developed.

[The following section is adapted from Alhadeff-Jones, 2017, pp.180-181]

Inspired by the discoveries made in physics at the turn of the 20th century, Bachelard developed a theory of the self privileging its "undulatory" nature. Like a photon or a chemical substance, he conceived the self as temporal being that "vibrates", locating the experience of discontinuity at its core (e.g., the divided time of one’s action and the fragmented time of one’s consciousness).

Bachelard believed that the experience of discontinuity constituted the privileged way to access the understanding of time. If the life course of the individual is fundamentally divided, rhythm was conceived as what articulates the discontinuity of lived instants (Sauvanet, 2000, p. 110). For him, the feeling of continuity that humans experience is a construct made a posteriori. According to Bachelard's philosophy, time is felt through the experience of rhythms as a flexible and subjective organization of instants.

According to Bachelard, the experience of time is not grounded in the measurement of objective changes, such as those symbolized by a clock or a calendar. It emerges from the human capacity to relate successive and discontinuous instants of one's life. The feeling of experiencing continuity throughout one's life is a construct and, as such, it requires one to process the tensions experienced on a daily basis. Accordingly, the evolution of the self is conceived as “undulatory”, as a fabric made of tensions (e.g., successes and mistakes, forgetting and remembering) (Bachelard, 1950, p. 142).

Thus, rhythmanalysis aims at finding "patterns of duality" (motifs de dualité) for the mind to balance them (Bachelard, 1950, p. 141) beyond a dualistic logic. Doing so, it may carry some form of healing power. Bachelard's rhythmanalysis aims therefore at freeing ourselves from contingent agitations through the analysis of lived temporalities and the purposeful choice of lived rhythms. As stressed by Sauvanet (2000, p. 107), it does not involve for Bachelard a relationship between an analyst and a patient; it requires loneliness through which an individual self-analyzes oneself through the use of media, such as literary works, which help symbolize and interpret one’s own experience.

If Bachelard was the first one to consider rhythm as a philosophical concept, his approach remains nevertheless mostly metaphorical (Sauvanet, 2000, p. 100). His main contribution is that it draws an ethical framework and formulates valuable intuitions regarding the role played by introspection in regard to rhythmic experience. As he never formalized it, Bachelard’s rhythmanalysis is not a theory per se; it should rather be conceived as a “creative exercise” (Sauvanet, 2000, p. 101). The power of his intuitions relies on the assumption that the unicity of the self requires an ongoing work of self-elaboration that purposefully organizes lived instants into rhythms to tolerate and organize – rather than reduce – the tensions and contradictions they may carry.

Pursuing Bachelard's intuition

Considering the development of rhythmanalysis as a method, the focus on "patterns of duality" experienced in the everyday life, as much as throughout the lifespan, seems critical to analyze. Concretely, it suggests one to pay attention to the alternance between various activities, states of mind, dispositions, moods, emotions, as they may relate to each other. Rhythms emerge from the recognition of the patterns that link such experiences with each other. From an educational perspective, the methodological challenge appears therefore to establish how someone can learn to identify such patterns, what resources are required to proceed, and how such a capacity can be fostered.


Cite this article: Alhadeff-Jones, M. (2016, November 1). The emergence of rhythmanalysis. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2016/16/1/the-emergence-of-rhythmanalysis

Emergence de la rythmanalyse

Gaston Bachelard (1884-1962) (source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Gaston_Bachelard)

Gaston Bachelard (1884-1962) (source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Gaston_Bachelard)

Le terme "rythmanalyse" a été introduit pour la première fois par Lúcio Alberto Pinheiro dos Santos (1931, cité in Bachelard, 1950), un philosophe brésilien dont les écrits inaccessibles sont restés largement méconnus. Toutefois, c'est principalement à travers les travaux des philosophes français Gaston Bachelard, et plus tard Henri Lefebvre, que la notion s'est développée.

[La section suivante est adaptée de Alhadeff-Jones, 2017, pp. 180-181].

Inspiré par les découvertes de la physique au tournant du XXe siècle, Bachelard développe une théorie du sujet privilégiant sa nature " ondulatoire". À l'instar d'un photon ou d'une substance chimique, il conçoit le sujet comme un être temporel qui "vibre ", situant l'expérience de la discontinuité en son cœur (p.ex., le temps divisé de ses actions et le temps fragmenté de sa conscience).

Pour Bachelard, l'expérience de la discontinuité constitue le moyen privilégié d'accéder à la compréhension du temps. Si le parcours de vie d’une personne est fondamentalement fragmenté, le rythme est conçu comme ce qui articule la discontinuité des instants vécus (Sauvanet, 2000, p. 110). Pour lui, le sentiment de continuité qu'éprouvent les humains est une construction établie a posteriori. Selon la philosophie de Bachelard, le temps est ressenti à travers l'expérience des rythmes comme une organisation souple et subjective des instants vécus.

Selon Bachelard, l'expérience du temps n'est pas fondée sur la mesure de changements objectifs, tels que ceux symbolisés par une horloge ou un calendrier. Elle émerge de la capacité humaine à mettre en relation des instants successifs et discontinus de sa vie. Le sentiment d'éprouver une forme de continuité tout au long de l’existence est une construction et, en tant que tel, il nécessite de prendre en considération les tensions vécues au quotidien. Ainsi, l'évolution du moi est conçue comme "ondulatoire", comme un tissu fait de tensions (tels que succès et erreurs, oubli et souvenir) (Bachelard, 1950, p. 142).

Ainsi, la rythmanalyse vise à trouver des "motifs de dualité" (Bachelard, 1950, p. 141) pour que l'esprit les équilibre au-delà d'une logique dualiste. Ce faisant, elle peut être porteuse d’effets apaisants. La rythmanalyse de Bachelard vise ainsi à nous libérer des agitations contingentes à travers l'analyse des temporalités vécues et le choix délibéré des rythmes vécus. Comme le souligne Sauvanet (2000, p. 107), elle n'implique pas pour Bachelard une relation entre un analyste et un patient ; elle requiert une forme de solitude à travers laquelle le sujet s'auto-analyse grâce à l'utilisation de médias, tels que les œuvres littéraires, qui l’aident à symboliser et à interpréter sa propre expérience.

Si Bachelard a été le premier à considérer le rythme comme un concept philosophique, son approche reste néanmoins majoritairement métaphorique (Sauvanet, 2000, p. 100). Son principal apport réside dans le fait qu’il esquisse un cadre éthique et formule des intuitions précieuses quant au rôle joué par l'introspection dans l'expérience rythmique. Comme il ne l'a jamais formalisée, la rythmanalyse de Bachelard n'est pas une théorie en soi ; elle doit plutôt être conçue comme un "exercice créatif" (Sauvanet, 2000, p. 101). La puissance de ses intuitions repose sur l'hypothèse selon laquelle l'unicité du sujet exige un travail continu d'élaboration qui organise de manière délibérée les instants vécus en rythmes afin de tolérer et d'organiser - plutôt que de réduire - les tensions et les contradictions dont ils peuvent être porteurs.

Poursuivre l'intuition de Bachelard

Si l'on considère le développement de la rythmanalyse en tant que méthode, l'accent mis sur les "motifs de dualité" expérimentés dans la vie quotidienne, ainsi que tout au long de la vie, semble critique pour toute démarche d’analyse. Concrètement, cela suggère de prêter attention aux alternances qui se forment entre différentes activités, états d'esprit, dispositions, humeurs, émotions, et les relations mutuelles qu’ils sont susceptibles d’entretenir au fil du temps. Des rythmes émergent à travers la reconnaissance des patterns qui relient ces expériences les unes aux autres. D'un point de vue éducationnel, le défi méthodologique semble donc être d'établir comment quelqu'un peut apprendre à identifier de tels schémas, quelles ressources sont nécessaires pour y parvenir et comment une telle capacité peut être promue.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2016, novembre 1). Emergence de la rythmanalyse. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2016/16/1/the-emergence-of-rhythmanalysis-skma8