Ressources

VIDEO: Développer l’Intelligence Rythmique: Vers une Compréhension Critique des Temporalités Educationnelles

Cette présentation était la première a être proposée, le 16 janvier 2023, dans le cadre du cycle de conférences "Spaces, Times, & the Rhythms of Adult Education", organisé par le TRC Lab (Institut Sunkhronos) de janvier à juin 2023.

Dans cet exposé intitulé "Développer l'intelligence rythmique : vers une compréhension critique des temporalités éducationnelles", le Dr. Michel Alhadeff-Jones présente la généalogie de ses recherches actuelles sur l'intelligence rythmique (IR) et la rythmanalyse (AR), ainsi que le programme de recherche qui y est associé.

La présentation s'articule autour de trois points. Le premier présente les étapes du développement de sa recherche sur l'IR. Le deuxième propose une définition de travail de la notion d'IR. Le troisième point introduit cinq axes de recherche qui peuvent être développés en relation avec l'étude de l'IR et de la RA.

Cette conférence a été enregistrée lors d'un webinaire organisé par l’Institut Sunkhronos, auprès d'une audience internationale. La discussion et les questions-réponses qui ont suivi ne figurent pas dans cette vidéo. L'article principal discuté dans cette présentation peut être téléchargé à l'adresse: https://revistas.rcaap.pt/sisyphus/article/view/26894

Toutes les présentations faites au cours du cycle de conférence "Spaces, Times, & the Rhythms of Adult Education" Research Symposium Series peuvent être visionnées sur la chaîne YouTube de l’Institut Sunkhronos.

Crise et complexité: Apports pour le développement d’une intelligence rythmique

Elisabeth Adler Kaufmann, Chaos, circa 1970 (Eau forte et aquarelle) (Photographie: M. Alhadeff-Jones)

Elisabeth Adler Kaufmann, Chaos, circa 1970 (Eau forte et aquarelle) (Photographie: M. Alhadeff-Jones)

Pour une crisologie?

En 1976, André Béjin et Edgar Morin ont coordonné un numéro spécial de la revue Communications intitulé «La notion de crise ». Les contributions à ce volume offrent à la fois un état des lieux très pointu sur la manière dont ce terme est mobilisé dans différentes disciplines académiques (philosophie, histoire, sociologie, économie, etc.) et en même temps une vision large et profonde de ce qu’implique le recours à la notion de « crise » dans une perspective transdisciplinaire. A ce titre, l’article conclusif, rédigé par Morin (1976) et intitulé «Pour une crisologie? » ouvre un horizon de réflexions particulièrement riche, étayé par la compréhension à la fois sociologique, historique et épistémologique qui caractérise la pensée de l’auteur et sa contribution au paradigme de la complexité. Fréquemment cité dans des textes ultérieurs portant sur les aspects psychologiques, organisationnels et socio-historiques des crises (e.g., Barus-Michel, Giust-Desprairies & Ridel, 1996; Roux-Dufort, 2000), cet article apparaît aujourd’hui comme un texte incontournable pour qui s’intéresse à la notion de crise en sciences humaines.

En s’appuyant sur la contribution de Morin, l’objectif du présent texte est d’identifier en quoi une approche complexe des phénomènes de crise est digne d’intérêt dans une perspective rythmologique. Lorsqu’on évoque la notion de rythme, c’est intuitivement à travers des phénomènes de répétition qu’on tend à se la représenter. Il apparaît ainsi un peu contre-intuitif d’envisager les aspects discontinus et non-répétitifs qui caractérisent l’évolution de la plupart des phénomènes organisés (naturels ou vivants) traversant des épisodes de crise, comme autant d’expression des rythmes qui en sont constitutifs. Dans la continuité d’une réflexion antérieure sur les relations entre théories de la complexité et théories rythmiques (Alhadeff-Jones, 2018), le texte qui suit cherche donc à établir en quoi une compréhension complexe des crises renvoie à une approche rythmologique et inversement, il tente d’ouvrir des pistes pour entrevoir comment une intelligence des phénomènes rythmiques pourrait participer à une meilleure compréhension de la complexité des phénomènes crisiques. 

Trois principes pour concevoir une théorie des crises: systémique, cybernétique et néguentropique

L’article de Morin (1976) s’articule en trois parties. La première présente les trois principes requis, selon l’auteur, pour concevoir une théorie des crises et propose, ce faisant, trois niveaux d’analyse. La seconde partie introduit dix composantes qui apparaissent comme centrales pour rendre compte du concept de crise. La troisième partie évoque trois rapports entre phénomènes de crise et transformation. La présente analyse se centre sur la première partie de l’article. Selon Morin, pour concevoir la crise, il convient en premier lieu d’aller au-delà des notions de perturbation, d’épreuve, de rupture d’équilibre, et envisager la société comme système capable d’avoir des crises. Pour ce faire, il est nécessaire de « … poser trois ordres de principes, le premier systémique, le second cybernétique, le troisième néguentropique, sans quoi la théorie de la société est insuffisante et la notion de crise inconcevable » (Morin, 1976, p.149). Les sections qui suivent définissent ces trois niveaux d’analyse, les illustrent à partir d’exemples tirés du contexte actuel de pandémie, et établissent des liens avec une approche rythmologique. 

Niveau systémique

Comme Morin le rappelle, l’idée de système renvoie à un ensemble organisé par l’interrelation de ses constituants. « Pour qu’il y ait système, il faut qu’il y ait maintien de la différence, c’est-à-dire le maintien de forces sauvegardant au moins quelque chose de fondamental dans l’originalité des éléments ou objets ou interrelations, donc le maintien, contrebalancé, neutralisé ou virtualité, de forces d’exclusion, de dissociation, de répulsion. » (Morin, 1976, p.150). A ce niveau d’analyse, l’aspect fondamental réside dans le fait que tout système organisé repose sur des équilibres qui impliquent à la fois des complémentarités et des forces antagonistes. Deux postulats systémiques sont ainsi proposés: (1) L’unité complexe du système à la fois crée et refoule des antagonismes; (2) les complémentarités systémiques sont indissociables d’antagonismes. Et Morin de préciser: « Ces antagonismes demeurent soit virtuels, soit plus ou moins contrôlés, soit même … plus ou moins contrôlants. Ils font irruption quand il y a crise, et ils font crise quand ils sont en éruption. » (p.151).

On peut illustrer ces deux postulats dans le contexte de pandémie actuel. La crise sanitaire met ainsi en évidence les complémentarités et les antagonismes qui existent de manière fondamentale dans toute société: dans les logiques de justifications qui fondent les actions entreprises au sein de différentes sphères d’activité de la société (domestique, santé, éducation, économie, politique); entre les générations (jeunes plus ou moins protégés du virus, personnes âgées plus vulnérables); mais aussi entre principes de responsabilité individuelle (libre arbitre) et collective (exercice d’un contrôle social). De même, la crise sanitaire met en exergue de nombreuses disparités au sein de la population, relatives par exemple à l’accès à l’information, à l’éducation, aux soins, ou aux aides financières. Ces disparités révèlent également des antagonismes potentiels ou réels dans les manières dont les personnes pensent, ressentent ou se comportent face aux effets de la crise.

Les deux postulats systémiques formulés par Morin conduisent donc à s’intéresser aux complémentarités et aux antagonismes qui sont constitutifs en tout temps d’un système, mais qui sont révélés par la présence de tensions vives en situation de crise. D’un point de vue rythmologique, on peut d’emblée relever que la présence d’un antagonisme peut constituer un critère déterminant pour définir l’émergence d’un phénomène rythmique, caractérisé par une structure, un motif ou un pattern différentié (Sauvanet, 2000). Dans la continuation de la pensée de Bachelard (1950) qui envisage le rythme comme l’expression d’un « motif de dualité », on peut dans une perspective systémique, concevoir l’émergence d’un phénomène rythmique comme étant inhérente à l’apparition d’une relation particulière, à la fois complémentaire et antagoniste, entre les éléments d’un système organisé. En d’autres termes, là où il y a antagonisme, il y a potentiellement émergence d’un rythme, et là où il y a rythme, il y a potentiellement antagonisme et complémentarité.

Niveau cybernétique

Alors que le niveau systémique de l’analyse porte sur la nature des interrelations entre les éléments d’un système, le niveau cybernétique s’intéresse plus spécifiquement aux processus de régulation (feedback positifs ou négatifs) qui permettent de maintenir le système en équilibre (homéostasie) sur la base des antagonismes en présence. Comme l’évoque Morin (1976, p.151, souligné par Morin): « Quand on considère les systèmes de complexité cybernétique … la machine, la cellule, la société, c’est-à-dire comportant des rétroactions régulatrices, on constate que l’organisation elle-même suscite et utilise des comportements et des effets antagonistes de la part de certains constituants. C’est dire qu’il y a aussi de l’antagonisme organisationnel. »  La régulation d’un système repose donc sur l’action antagoniste d’un ou plusieurs éléments sur d’autres éléments du système, dès que ceux-ci varient au-delà d’une zone de tolérance, menaçant la stabilité, l’homéostasie, voire l’intégrité du système: « Ainsi l’antagonisme ne porte pas seulement en lui la dislocation du système, il peut contribuer aussi à sa stabilité et sa régularité. » (Morin, 1976, p.152).

Si on reprend l’exemple de la pandémie de COVID-19, les processus de régulation, par implémentation de feedback négatifs (inhibition) ou positifs (renforcement) sont omniprésents dans les stratégies de régulation sanitaires, sociales, politiques, et économiques. La stratégie de confinement constitue l’exemple emblématique de l’implémentation au niveau social d’un feedback négatif, reposant sur l’isolement physique, afin de contrôler la diffusion du virus au sein d’une population et de maintenir en équilibre le système de soin responsable de la prise en charge des personnes contaminées. De manière antagoniste, le besoin de contacts sociaux ressenti par la population conduit de manière régulière un certain nombre de personnes à s’exposer au virus et, ce faisant, à faire augmenter le nombre de contaminations. Lorsqu’on s’intéresse aux effets socio-économiques de la pandémie, les mécanismes de feedback occupent également une place déterminante dans l’évolution de la crise. Ainsi, le renforcement des prises en charge des personnes ne pouvant plus travailler et l’accompagnement financier des ménages ou des entreprises qui souffrent des effets du ralentissement de l’activité, reposent sur le principe de feedback positif. Le renforcement de certains flux financiers (p.ex., distribution d’aides), en contrebalançant la tendance antagoniste inhérente à la diminution de l’activité économique, a ainsi pour objectif de maintenir un certain équilibre économique et social. 

En mettant l’accent sur les mécanismes de régulation d’un système, le point de vue cybernétique porte l’attention sur la dimension organisationnelle et les effets régulateurs des antagonismes en présence. Il conduit également à s’intéresser à la nature des fluctuations à travers lesquels un système se maintient en équilibre. D’un point de vue rythmologique, ces processus de régulation et les fluctuations qui y sont associées manifestent la présence d’une activité fondamentalement rythmique. Très tôt, dans l’émergence de la pandémie, la reconnaissance de certains de ses rythmes s’est manifestée sur le registre de l’analogie avec des « vagues » (ou plus récemment avec les effets « yo-yo » associés aux mesures de contraintes implémentées). De même, cette rythmicité s’exprime très clairement dans les statistiques de la pandémie, qui restituent de manière quantitative l’évolution périodique des contaminations. Ainsi, la présence de boucles rétroactives (feedback positifs ou négatifs) se traduit à travers le déploiement au fil du temps d’une activité rythmique. Inversement, le déploiement de phénomènes rythmiques suggère la présence de mécanismes de régulation.

Niveau néguentropique

Si l’entropie renvoie à la tendance naturelle d’un système organisé à évoluer de manière irréversible vers la dispersion et le désordre, le niveau néguentropique d’analyse renvoie dans la pensée de Morin aux conditions requises pour qu’un système soit en mesure de se réorganiser de manière permanente, voire de développer sa complexité au fil du temps. Dans cette perspective, les antagonismes présents au sein d’un système permettent la régulation de ses processus (principe cybernétique), en même temps qu’ils comportent en eux le risque de sa désintégration, voire de sa « mort », dans la mesure où plus ils se déploient, plus ils contribuent à la dispersion des éléments du sytème. Morin rappelle ainsi que toute organisation se maintient soit en demeurant immobile (système figé et statique), soit en mobilisant de l’énergie qui permette de compenser et de contrôler les forces d’opposition et de dissociation (antagonismes) qui font tendre le système vers la dispersion. En cela, l’accroissement d’entropie (désordre) au sein d’un système dynamique correspond à une dégradation énergétique ou organisationnelle qui a pour effet de libérer des antagonismes, lesquels entraînent désintégration et dispersion (Morin, 1976, p.152). En allant au-delà d’une analyse en termes de complémentarité-antagonisme, ou de mécanismes de régulation (inhibition-renforcement), l’analyse néguentropique interroge les modalités de transformation et d’évolution d’un système organisé, ainsi que les ressources dont il dispose pour lui permettre de s’entretenir, et de s’inscrire dans une histoire qui prend également en considération la « mort » possible du système. 

En regard de l’évolution de la pandémie de COVID-19, une lecture néguentropique interroge l’irréversibilité des processus engagés pour faire face au virus et à ses effets morbides sur la santé des individus et celle des collectivités. Les effets mortels du virus sont l’exemple le plus flagrant du potentiel destructeur de cette crise (sur les victimes et leur entourage). Plus largement, une autre illustration s’impose à travers l’exemple de la fatigue qui s’accumule depuis le début de la crise. On la retrouve évidemment chez les professionnels de la santé qui sont aux premières lignes de la lutte. On la retrouve également dans tous les métiers exposés aux tensions suscitées par l’incertitude et les effets délétères de la pandémie (enseignants, thérapeutes, travailleurs sociaux, etc.), mais aussi dans le secteur économique, en raison du stress induit par l’imprédictibilité qui demeure. La fatigue apparaît ainsi comme l’un des phénomènes qui traduit une résultante de tous les efforts de régulation consentis. Cette fatigue renvoie ainsi au risque d’épuisement des forces vives qui entretiennent la société (ménages, hôpitaux, écoles, commerces, instances politiques, etc.) Elle suscite des peurs légitimes dans la mesure où l’épuisement des capacités sociales à réguler la crise, renvoie à la libération de forces aux effets potentiellement destructeurs en regard du fonctionnement démocratique (fragmentation et radicalisation des positions, atteintes au dialogue démocratique, remise en question de la légitimité des discours scientifique, contestations de la légitimité des pouvoirs politiques, etc.) En même temps, une lecture néguentropique conduit à s’intéresser à la créativité mise en oeuvre au sein de la société pour se renouveler. Ici, l’exemple des avancées technologiques et scientifiques mises en oeuvre est révélateur de la capacité d’innovation et des progrès qu’elle permet d’envisager pour faire face, présentement et à l’avenir, à des menaces du même type.

Si une lecture cybernétique de la crise revient à réduire son évolution à la périodicité des bouclages rétroactifs mis en oeuvre pour réguler les désordres introduits par l’émergence d’un événement désorganisateur (l’apparition et la diffusion d’un virus), une lecture néguentropique l’aborde sous l’angle des processus de (ré-)organisation et de l’irreversibilité de l’histoire dans laquelle elle s’inscrit. D’un point de vue rythmologique, on pourrait ainsi formuler l’idée selon laquelle la nécessité pour tout système d’avoir à se réorganiser en permanence, conduit à dépasser une lecture plaçant l’accent sur la périodicité des processus de régulation rythmés. Elle renvoie davantage à la dimension générative (ou dégénérative) de ces phénomènes. Ainsi, la présence de phénomènes rythmique peut être associée soit à l’émergence de nouveaux attributs contribuant de manière irréversible au potentiel renouvellement du système, soit à la disparition de certains des processus qui participaient jusque là au maintien de l’intégrité du système. Le premier cas de figure renvoie à l’effet de « syncope » auquel fait référence Sauvanet (2000) pour rendre compte de la manière dont une discontinuité peut contribuer à renouveler le « mouvement » d’un rythme. Dans le second cas, on observe plutôt la disparition de ce qui produit le rythme, en raison de la dispersion des éléments qui en sont constitutifs. Ainsi, la nécessité pour une organisation de se recréer renvoie à une double mouvement rythmique, caractérisé: (1) par la possibilité de voir émerger des patterns d’activité originaux impliquant un degré de complexité potentiellement plus élevé (expressions d’une capacité créative, génératrice, propre au système, se manifestant par exemple par de nouveaux partenariats, de nouvelles alliances); et (2) par la possibilité de voir disparaître certains des éléments constitutifs du système, ou les relations qu’ils entretenaient, à travers un mouvement régressif de cloisonnement, de fragmentation, ou de dispersion, produit par la libération de forces antagonistes qui ne seraient plus sous contrôle (expressions de forces potentiellement désorganisatrices, voire destructrices). D’un point de vue rythmologique, les processus de (ré)organisation d’un système se manifestent en fin de compte, par la reconfiguration des interrelations et des processus de régulation qui l’animent (p.ex., transactions sociales, économiques, politiques, intellectuelles) au sein de nouveaux ensembles, de nouvelles formes, qui demeurent en perpétuelles fluctuations, traduisant des « manières de fluer » (Michon, 2005) et un « mouvement » (Sauvanet, 2000) toujours idiosyncratiques et fondamentalement historiques qui caractérisent l’évolution des phénomènes rythmiques.

Crise et complexité: Apports pour le développement d’une intelligence rythmique

Les trois principes proposés par Morin (1976) pour concevoir une théorie des crises renvoient à trois logiques distinctes permettant d’envisager, une théorie complexiviste des rythmes (Alhadeff-Jones, 2018) et plus spécifiquement une approche rythmologique des crises. 

Le principe systémique conduit à s’intéresser aux antagonismes et aux complémentarités qui sont constitutifs d’un système. Dans cette optique, une intelligence rythmique devrait porter en premier lieu sur les phénomènes d’antagonisme et s’en servir comme point de départ d’une analyse visant à identifier des phénomènes rythmiques. Là où il y a antagonisme, il y a potentiellement émergence d’un rythme, et là où il y a rythme, il y a potentiellement antagonisme et complémentarité. L’intelligence rythmique renvoie ainsi à une approche dialogique (Morin, 1990) prenant en considération les tensions, les oppositions, les contradictions, les paradoxes, comme autant de signes d’une configuration rythmique au sein d’un système donné. Cette première perspective contribue également à mettre l’accent sur la dimension structurale des phénomènes rythmiques en s’intéressant aux configurations (structure, motifs, agencement, pattern) (Sauvanet, 2000) qui les organisent.

Le principe cybernétique conduit à s’intéresser à la manière dont un système organisé se sert des antagonismes pour réguler son activité à travers des mécanismes de feedback (renforcement, inhibition). De ce point de vue, une intelligence rythmique devrait porter sur les phénomènes de régulation et s’en servir pour caractériser la nature des phénomènes rythmiques considérés. Ainsi, là où il y a bouclages rétroactifs (feedback), il y a potentiellement rythme actif, et là où il y a rythme actif, il y a potentiellement processus de régulation. L’intelligence rythmique renvoie ainsi à une compréhension des propriétés rétroactives et homéostatiques des systèmes considérés, en tant que résultante de rythmes actifs. Elle permet aussi de mettre en évidence les propriétés régulatrices propres à chaque système, en fonction des rétroactions qui participent à leur équilibration. Cette seconde perspective contribue également à mettre l’accent sur la dimension périodique des rythmes (Sauvanet, 2000), en s’intéressant notamment aux cycles, périodes, fréquences, ou tempi qui caractérisent la répétition de certaines activités organisées.

Finalement, le principe néguentropique place l’accent sur les processus à travers lesquels des antagonismes participent à la régénération ou à la dispersion d’un système organisé. Dans cette perspective, l’exercice d’une intelligence rythmique porte sur les phénomènes de variation, de mutation, de (ré)organisation, voire de transformation, afin de mettre en évidence les fonctions productives et créatrices, ou dissipatives ou destructrices, associées à des phénomènes rythmiques. Ainsi, là où il y a bouclage récursif et réorganisation, il y a potentiellement rythme producteur de complexité, ou de dispersion, et vice versa. L’intelligence rythmique porte ici sur les propriétés récursives et autopoïétiques (auto-productrices) d’un système, en tant que manifestations des phénomènes rythmiques qui participent à sa (ré)organisation. Elle peut permettre d’identifier les propriétés créatrices et génératrices, autant que destructrices et dissipatrices qui lui sont propres, en fonction de la nature des rythmes qui l’animent. Cette dernière approche contribue également à mettre l’accent sur la dimension discontinue et irréversible du mouvement inhérent aux phénomènes rythmiques (Sauvanet, 2000) ainsi qu’à la fluidité des formes qui les caractérisent (Michon, 2005), à leur idiosyncrasie et à leur historicité.


Références

Alhadeff-Jones, M. (2018). Rythmes et paradigme de la complexité: Perspectives moriniennes. In J.-J. Wunenburger, & J. Lamy (Eds.), Rythmanalyse(s) Théories et pratiques du rythme. Ontologie, définitions, variations. Lyon: Jacques André Editeur.

Bachelard, G. (1950). La dialectique de la durée. Paris: PUF.

Barus-Michel, J., Giust-Desprairies, F., & Ridel, L. (1996). Crises. Approche psychosociale clinique. Paris: Desclée de Brouwer.

Michon, P. (2005). Rythmes, pouvoir, mondialisation. Paris : Presses Universitaires de France. 

Morin, E. (1976). Pour une crisologie. Communications, 25(1), 149-163.

Morin, E. (1990). Introduction à la pensée complexe. Paris: ESF.

Sauvanet, P. (2000). Le rythme et la raison (2 vol.) Paris : Kimé.

Roux-Dufort, C. (2000). La gestion de crise. Un enjeu stratégique pour les organisations. Paris: DeBoeck.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2021, mars 22). Crise et complexité: Apports pour le développement d’une intelligence rythmique. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2021/3/22crise-et-complexite-trois-principes

Vidéo: Rythmanalyse et Formation des Adultes – Explorer les Rythmes des Processus de Transformation

University of Birmingham, Margaret Street. Photo: Michel Alhadeff-Jones (2019)

University of Birmingham, Margaret Street. Photo: Michel Alhadeff-Jones (2019)

Le 29 mai 2019, j'ai été invité par la Dr Fadia Dakka à présenter mes recherches sur la rythmmanalyse et la formation des adultes au cours d’une journée d’études sur le thème Chasing Rhythm : Encounters at the Edge of Academic and Epistemological Traditions, qui s'est tenue à l'Université de Birmingham City. Ce fut pour moi une excellente occasion de présenter mes réflexions actuelles sur les temporalités de la formation et les dimensions rythmiques du développement adulte, des processus de transformation et de l'apprentissage tout au long de la vie.

Ci-dessous, le lien vers l'enregistrement vidéo de ma conférence. Des vidéos supplémentaires des présentations très stimulantes proposées tout au long de cette journée sont disponibles ici: https://www.youtube.com/playlist?list=PLA48VtqO8KefP1zNs8kbyY3uFnRx1ZjmU

Ma présentation était organisée selon la structure suivante :

  • Partie I : Contexte de ma réflexion

  • Biographie éducative et processus de transformation

  • Concevoir les transformations comme des processus rythmiques

  • Trois critères pour définir les phénomènes rythmiques

Partie II : Envisager la rythmmanalyse dans une perspective de formation

  • Comment concevoir les objectifs de la rythmanalyse dans une perspective de formation ?

  • Quels pourraient être les objectifs de la rythmanalyse d'un point de vue éducatif ?

  • Comment concevoir la rythmanalyse comme méthode en éducation ?

Vidéo: Temporalités, rythmes et auto-formation

Université François-Rabelais, Tours, France (Photo: M. Alhadeff-Jones, 2017)

Université François-Rabelais, Tours, France (Photo: M. Alhadeff-Jones, 2017)

Le 11 décembre 2017, j'ai été invité par mes collègues Hervé Breton, Sebastien Pesce et Noël Denoyel du Département des sciences de l'éducation et de la formation de l'Université de Tours, à présenter certaines de mes réflexions autour des rythmes de la formation dans le cadre du Séminaire transversal qu'ils organisent avec leurs étudiants de Master 2 (SIFA et IFAC) (ingénierie, formation d'adultes et accompagnement).

Au cours de cette présentation, je reprends quelques unes des thèses que j'avais eu l'occasion d'exposer à l'Université de Columbia, l'été passé (Second Annual Jack Mezirow Lecture). Je propose ainsi d'explorer la complexité des rapports entre temps, formation et autoformation à partir de quatre axes de questionnement: (1) Comment définir le temps en formation? (2) Comment envisager les rapports entre temps et formation? (3) Comment concevoir les temporalités de l'autoformation et des processus de transformation? (4) Comment envisager la formation dans une perspective rythmologique?

Vidéo: Pour une approche rythmique des apprentissages émancipateurs

Maison des Sciences de l'Homme – Paris Nord (Photo: M. Alhadeff-Jones, 2017)

Maison des Sciences de l'Homme – Paris Nord (Photo: M. Alhadeff-Jones, 2017)

Le 27 octobre 2017, j'ai été invité par les membres du Collège international de recherche biographique en éducation (CIRBE) à présenter certaines des réflexions développées dans mon dernier livre au sujet des temporalités des processus d'émancipation. 

Ci-dessous figurent les liens vers les enregistrements vidéo de mon intervention dans le cadre du séminaire doctoral et post-doctoral organisé par le CIRBE et l'Université de Paris 13 Sorbonne à la Maison des Sciences de l'Homme à Paris.

Dans la première partie de cet exposé, je propose des éléments de définition pour aborder le concept d’émancipation en éducation. Je discute également des rapports entre émancipation et théories critiques en sciences de l’éducation, ainsi que certains des paradoxes d’une éducation à visée émancipatrice.

Dans la deuxième partie de cet exposé, j'évoque la dimension émancipatrice inhérente au recours aux approches biographiques en formation. Ce faisant, je montre en quoi l’implémentation de ce type de démarche révèle certaines des contraintes temporelles qui influencent les processus d’autonomisation et de transformation recherchés.

Dans la troisième partie de cet exposé, j'évoque la manière dont la recherche biographique en formation permet d’étudier les temporalités inhérentes aux processus d’émancipation. Prenant appui sur la théorie de l’apprentissage transformateur (Mezirow, 1991) et sur mes propres recherches, je propose d’envisager les continuités et les discontinuités constitutives des processus de (trans-)formation et de leur dimension rythmique.

Dans la quatrième et dernière partie de cet exposé, je propose des pistes pour penser les temporalités propres aux processus d’émancipation. Pour ce faire,  je m’appuie sur une approche rythmique mettant l’accent sur la fluidité des rapports entre autonomie et dépendance tout au long de l’existence.

Vidéo: Revisiter les rythmes de l'éducation et de la formation dans une perspective critique

Université de Fribourg, Bâtiment Miséricorde (Photo: Keystone)

Université de Fribourg, Bâtiment Miséricorde (Photo: Keystone)

Le 26 juin 2017, j'ai eu le privilège de donner la conférence introductive du Congrès de la Société Suisse pour la Recherche en Education (SSRE). Cette année, le thème du congrès était "Les temps de l'éducation et de la formation"; l'occasion pour moi d'exposer certaines des thèses centrales développées dans mon livre, afin d'engager le dialogue avec les participants de ce colloque. Ci-dessous les liens vers les enregistrements vidéo de mon intervention.

La première partie interroge la spécificité d'une réflexion sur le temps en sciences de l'éducation.

La deuxième partie explore les contraintes temporelles qui déterminent la manière dont l'éducation est instituée, organisée et vécue.

La troisième partie interroge le sens d'une éducation émancipatrice dans un contexte d'aliénation temporelle.

Vidéo: Complexité temporelle dans la vie adulte et apprentissages transformateurs (Second Annual Jack Mezirow Lecture at Teachers College)

University of Columbia, Low Memorial Library (Photo: M. Alhadeff-Jones, 2017)

University of Columbia, Low Memorial Library (Photo: M. Alhadeff-Jones, 2017)

Le 4 juin 2017, j’étais invité par l’AEGIS for Life Alumni organization (plus d’informations sur le programme doctoral AEGIS ici) pour donner une conférence dans le cadre de la Second Annual Jack Mezirow Lecture, organisée à l’Université de Columbia. Ce fut pour moi une occasion privilégiée de présenter certaines de mes recherches actuelles sur le temps, les rythmes et la formation des adultes, aux étudiants et au corps professoral de Teachers College.

Ci-dessous, les liens vers les enregistrements vidéo de ma conférence et de la séance de questions et réponses qui a suivi.

Des vitesses toujours plus rapides, le sentiment d’une accélération continue et un sentiment d'urgence permanent représentent certains des aspects qui prévalent dans les sociétés occidentales contemporaines. Le sentiment que la vie est fragmentée autour d'activités qui restent déconnectées les unes des autres, ou qui affichent des rythmes qui semblent incompatibles, y ajoute une sensation de tension et de confusion. Plus que jamais, le temps pour la réflexion critique et les apprentissage significatifs semble manquer dans nos vies et dans notre éducation.

Au cours de cette conférence, j'ai proposé au public une réflexion sur la complexité des temporalités impliquées dans la formation des adultes. Au-delà de la dichotomie entre éducation lente et apprentissage accéléré, j'ai suggéré que nous observions et remettions en question les rythmes contradictoires qui animent ce que nous faisons, nos manières de penser et d’être. En discutant de la publication de mon livre, Time and the Rhythms of Emancipatory Education, j'ai également proposé un nouvel ensemble de compétences susceptibles de permettre aux formateurs et aux professionnels de l’éducation de discuter de manière critique des temporalités multiples qui animent leurs activités, cela afin de permettre d’entrevoir de nouvelles opportunités d'apprentissage transformateur.

Vidéo: Présentation d'ouvrage à Teachers College, Columbia University (21 mars 2017)

Russell Hall, Teachers College Library (New York)

Russell Hall, Teachers College Library (New York)

La vidéo ci-dessous a été enregistrée lors de la présentation de mon livre "Time and the Rhythms of Emancipatory Education" organisée au Teachers College, Columbia University, le 21 mars 2017.

La vidéo est disponible sur la plateforme Vialogues qui permet de poster des questions et des commentaires. N’hésitez pas à poster vos questions et commentaires sur la plateforme originale (https://vialogues.com/vialogues/play/36021/) ou directement dans cet article.


Le cheminement de Lefebvre vers la rythmanalyse

Henri Lefebvre (1901-1991) (source: www.zones-subversives.com)

Henri Lefebvre (1901-1991) (source: www.zones-subversives.com)

Dans un article précédent, j'ai brièvement situé l'émergence de l'idée de rythmanalyse, en me référant à l'intuition exprimée par Gaston Bachelard (1950). Dans cet article, j'aimerais situer la contribution d'Henri Lefebvre - philosophe et sociologue français - autour de cette notion. Depuis les années 1960, Lefebvre a repris l’emploi initial de la notion de rythmanalyse, initialement formulé par Bachelard, et a commencé à la concevoir comme un moyen d'explorer des stratégies émancipatrices à travers l'analyse de l'expérience des rythmes quotidiens (p.ex., Lefebvre, 1961/2002, 1974/1991, 1992/2004).

[La section suivante est adaptée de Alhadeff-Jones, 2017, pp.181-182].

L'intérêt de Lefebvre pour les rythmes faisait partie d'une préoccupation plus large concernant la quotidienneté, la banalité et le vide ressenti au jour le jour au sein de la société capitaliste. Parce que toutes les pratiques humaines sont constituées de manière rythmique, en termes de relation entre répétition et différence (Lefebvre, 1992/2004), elles fournissent des motifs pour étudier les interactions quotidiennes et comprendre comment des phénomènes d'aliénation et d'émancipation sont ancrés dans les rythmes du quotidien.

À propos de la production sociale de l'espace et du temps

Au départ, Lefebvre envisageait la rythmanalyse comme une méthode sociologique permettant d'étudier le tissu des relations et des interactions entre le temps social caractérisé par des rythmes cycliques (p.ex., les périodicités circadiennes déterminées par les rythmes cosmiques) et les processus linéaires (p.ex., les répétitions monotones) inhérents aux techniques de la société industrielle (Revol, 2014). Partant du principe que les espaces et les temps sociaux, tels qu’ils sont vécus dans les villes modernes, produisent et sont produits par l'expérience de répétitions et de rythmes, Lefebvre conçoit les espaces quotidiens (p.ex., les rues, les places et les espaces de travail) comme le produit d'activités rythmiques qui faire l’objet d'analyses spécifiques (Revol, 2014). La visée émancipatrice de la rythmanalyse viendrait donc de la possibilité de pouvoir interpréter les manières dont l'espace et le temps sont socialement produits ; elle devrait également permettre de dévoiler les manières dont ils deviennent sources d'aliénation. L'enjeu réside ainsi dans la capacité à s'approprier l'expérience des rythmes qui façonne et est façonnée par les espaces au sein desquels on évolue (Revol, 2014).

La rythmanalyse comme approche incorporée

Dans cette optique, Lefebvre a conçu la rythmanalyse comme une approche incorporée à travers laquelle le rythmanalyste doit sentir et expérimenter empiriquement les manières dont les rythmes sont vécus. Le rythmanalyste doit ainsi être à l’écoute de son corps, comme il le serait d’un métronome, en s’appuyant sur les rythmes ressentis pour apprécier les rythmes extérieurs (Lefebvre, 1992). Se concentrer sur ses sens, sa respiration, les battements de son cœur et l'utilisation rythmique de ses membres est nécessaire pour sentir et percevoir les temporalités vécues et appréhender leur relation avec l'environnement temporel et spatial dans lequel chacun évolue. C'est un travail d'appropriation de son propre corps autant qu'il peut conduire à la transformation de la praxis sociale (Revol, 2014). Faisant un parallèle avec la pratique de la médecine, Lefebvre (1992) suggère que la tâche du rythmanalyste est d'identifier l'arythmie sociale et de transformer les manières dont elle impacte la vie sociale. Cette approche a également une fonction esthétique ; pour sentir, percevoir et être ému par les rythmes, le rythmanalyste doit également se concentrer sur les valeurs sensibles des rythmes (Lefebvre, 1992).

Analyser son rapport à l'espace comme moyen d'explorer ses rythmes

D'un point de vue philosophique et théorique, la conception du rythme de Lefebvre demeure souvent floue (p.ex., le rôle de la mesure par rapport à ses caractéristiques de fluidité), et son interprétation des intuitions de Bachelard semble parfois superficielle (Sauvanet, 2000, p. 167). Son principal apport, dans une perspective pédagogique, réside dans le fait que sa conception de la rythmanalyse dépasse les espaces intimes et imaginaires envisagés par Bachelard, permettant de concevoir son champ d'action dans le domaine des interactions concrètes au sein de la société (Revol, 2014). Par rapport aux méthodes rythmiques de Jaques-Dalcroze, Mandelstam ou Bode (Alhadeff-Jones, 2017), la contribution de Lefebvre comble un vide : en inscrivant l'expérience des rythmes individuels dans l'histoire des espaces sociaux, et en montrant comment ces espaces se rapportent à l'expérience intime du temps, la rythmanalyse de Lefebvre nous fournit une voie concrète - et un cadre - pour envisager les manières dont les rythmes individuels et collectifs peuvent se rapporter les uns aux autres au-delà des analogies et des métaphores.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2016, novembre 14). Le cheminement de Lefebvre vers la rythmanalyse. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2016/11/14/lefebvres-path-toward-rhythmanalysis-ernhd

Emergence de la rythmanalyse

Gaston Bachelard (1884-1962) (source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Gaston_Bachelard)

Gaston Bachelard (1884-1962) (source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Gaston_Bachelard)

Le terme "rythmanalyse" a été introduit pour la première fois par Lúcio Alberto Pinheiro dos Santos (1931, cité in Bachelard, 1950), un philosophe brésilien dont les écrits inaccessibles sont restés largement méconnus. Toutefois, c'est principalement à travers les travaux des philosophes français Gaston Bachelard, et plus tard Henri Lefebvre, que la notion s'est développée.

[La section suivante est adaptée de Alhadeff-Jones, 2017, pp. 180-181].

Inspiré par les découvertes de la physique au tournant du XXe siècle, Bachelard développe une théorie du sujet privilégiant sa nature " ondulatoire". À l'instar d'un photon ou d'une substance chimique, il conçoit le sujet comme un être temporel qui "vibre ", situant l'expérience de la discontinuité en son cœur (p.ex., le temps divisé de ses actions et le temps fragmenté de sa conscience).

Pour Bachelard, l'expérience de la discontinuité constitue le moyen privilégié d'accéder à la compréhension du temps. Si le parcours de vie d’une personne est fondamentalement fragmenté, le rythme est conçu comme ce qui articule la discontinuité des instants vécus (Sauvanet, 2000, p. 110). Pour lui, le sentiment de continuité qu'éprouvent les humains est une construction établie a posteriori. Selon la philosophie de Bachelard, le temps est ressenti à travers l'expérience des rythmes comme une organisation souple et subjective des instants vécus.

Selon Bachelard, l'expérience du temps n'est pas fondée sur la mesure de changements objectifs, tels que ceux symbolisés par une horloge ou un calendrier. Elle émerge de la capacité humaine à mettre en relation des instants successifs et discontinus de sa vie. Le sentiment d'éprouver une forme de continuité tout au long de l’existence est une construction et, en tant que tel, il nécessite de prendre en considération les tensions vécues au quotidien. Ainsi, l'évolution du moi est conçue comme "ondulatoire", comme un tissu fait de tensions (tels que succès et erreurs, oubli et souvenir) (Bachelard, 1950, p. 142).

Ainsi, la rythmanalyse vise à trouver des "motifs de dualité" (Bachelard, 1950, p. 141) pour que l'esprit les équilibre au-delà d'une logique dualiste. Ce faisant, elle peut être porteuse d’effets apaisants. La rythmanalyse de Bachelard vise ainsi à nous libérer des agitations contingentes à travers l'analyse des temporalités vécues et le choix délibéré des rythmes vécus. Comme le souligne Sauvanet (2000, p. 107), elle n'implique pas pour Bachelard une relation entre un analyste et un patient ; elle requiert une forme de solitude à travers laquelle le sujet s'auto-analyse grâce à l'utilisation de médias, tels que les œuvres littéraires, qui l’aident à symboliser et à interpréter sa propre expérience.

Si Bachelard a été le premier à considérer le rythme comme un concept philosophique, son approche reste néanmoins majoritairement métaphorique (Sauvanet, 2000, p. 100). Son principal apport réside dans le fait qu’il esquisse un cadre éthique et formule des intuitions précieuses quant au rôle joué par l'introspection dans l'expérience rythmique. Comme il ne l'a jamais formalisée, la rythmanalyse de Bachelard n'est pas une théorie en soi ; elle doit plutôt être conçue comme un "exercice créatif" (Sauvanet, 2000, p. 101). La puissance de ses intuitions repose sur l'hypothèse selon laquelle l'unicité du sujet exige un travail continu d'élaboration qui organise de manière délibérée les instants vécus en rythmes afin de tolérer et d'organiser - plutôt que de réduire - les tensions et les contradictions dont ils peuvent être porteurs.

Poursuivre l'intuition de Bachelard

Si l'on considère le développement de la rythmanalyse en tant que méthode, l'accent mis sur les "motifs de dualité" expérimentés dans la vie quotidienne, ainsi que tout au long de la vie, semble critique pour toute démarche d’analyse. Concrètement, cela suggère de prêter attention aux alternances qui se forment entre différentes activités, états d'esprit, dispositions, humeurs, émotions, et les relations mutuelles qu’ils sont susceptibles d’entretenir au fil du temps. Des rythmes émergent à travers la reconnaissance des patterns qui relient ces expériences les unes aux autres. D'un point de vue éducationnel, le défi méthodologique semble donc être d'établir comment quelqu'un peut apprendre à identifier de tels schémas, quelles ressources sont nécessaires pour y parvenir et comment une telle capacité peut être promue.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2016, novembre 1). Emergence de la rythmanalyse. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2016/16/1/the-emergence-of-rhythmanalysis-skma8