Twitter

Twitter et l'expérience de névrose temporelle

Je me suis dernièrement reconnecté à mon compte Twitter, créé il y a cinq ans et jamais utilisé depuis. Comme je suis constamment à la recherche de nouvelles sources d'informations quotidiennes, j'ai pensé qu'une utilisation plus systématique de ce réseau social pourrait être pertinente. Je voulais également expérimenter et voir comment je pourrais utiliser cette plateforme pour garder une trace des idées qui émergent de mes lectures en ligne, jour après jour. L'expérience ne fait que commencer (vous pouvez consulter mon compte @alhadeffjones)

Alors que j'explore et découvre de plus en plus de tweets, et que de plus en plus de personnes partagent leurs contributions quotidiennement, je ressens des sentiments mitigés qui semblent être assez courants de nos jours : l'excitation de découvrir de nouvelles personnes (mais pas nécessairement de nouvelles idées) et le sentiment déprimant que le fait de suivre le rythme des réseaux sociaux va à l'encontre d'autres rythmes de ma vie (tels que les rythmes de la vie familiale, intellectuelle et professionnelle). Ce sentiment en soi n'est pas particulièrement original ; il révèle sans aucun doute une ambivalence plus large à l'égard des technologies actuelles de l'information et de la communication, ambivalences déjà bien documentées dans les médias.

L'ambivalence d'un medium

Ce qui me semble pertinent, à ce stade de mon expérimentation, c'est d'essayer de maintenir cette tension et d'interroger les significations plus profondes dont elle est porteuse. D'une part, le besoin de nouveauté, d'idées originales, de connexions et l'excitation des connexions instantanées ; d'autre part, la nécessité de consolider ce qui est déjà là, de se préserver et d’envisager une perspective à long terme, inscrite dans la durée et dans un processus de développement tout au long de la vie.

Le problème n'est pas tant de choisir entre l'un ou l'autre. Il s'agit plutôt d'apprendre à réguler les tensions qui demeurent entre ouverture et fermeture, instantanéité et durée, excitation et ennui, etc. Ce sont là des "motifs de dualité" intéressants (Bachelard, 1950) qui sont constitutifs des rythmes quotidiens de notre vie (parfois nous ressentons le besoin d'être connectés ou stimulés, d'autres fois nous préférons rester seuls ou tranquilles).

Définir la névrose temporelle

La capacité de réguler la façon dont nous vivons ces différents aspects de la vie quotidienne ne va pas de soi. Douleurs et souffrances peuvent naître de la difficulté à gérer de telles ambivalences lorsqu'elles prennent des proportions trop importantes (p.ex., des comportements compulsifs). Pour cette raison, il peut être important de nommer le phénomène caractérisé par la difficulté à réguler de telles tensions.

Comme je le décris dans Time and the Rhythms of Emancipatory Education (Alhadeff-Jones, 2017), Gaston Pineau (2000) utilise le terme "schizochronie" (du grec : schizo- signifiant divisé ; divisé ; et chronos, temps) pour exprimer les tensions ressenties lorsqu’on est confronté à des temporalités conflictuelles (p.ex., famille versus temps de travail, rythmes biologiques versus rythmes sociaux), ou lorsqu’on se sent dépassé par des rythmes qui nous sont imposés.

Les tensions ressenties lors de l'utilisation de réseaux sociaux, tels que Twitter, sont de nature différente. Je pense qu'il peut être pertinent d'utiliser l'expression "névrose temporelle", en référence à la signification donnée à cette expression en psychanalyse, pour aller plus loin dans la description de tels phénomènes. La notion de "névrose temporelle" souligne non seulement la nature conflictuelle, mais aussi ambivalente des tensions temporelles qui peuvent être vécues dans la vie quotidienne, par exemple à travers des comportements spécifiques vécus comme symptomatiques. La névrose temporelle constitue ainsi une expression spécifique des "conflits temporels" vécus (Alhadeff-Jones, 2017).

Révéler nos ambivalences face à l'expérience du temps

Si la notion de schizochronie suggère de profonds clivages temporels, l'idée de névrose temporelle renvoie plutôt à l'état de tension et de conflictualité intérieure que l’on peut ressentir lorsque l’on considère la nature complémentaire, antagoniste et contradictoire des rythmes constitutifs de nos activités. La névrose temporelle s'exprime à travers ces moments où l'on se demande si l'on doit suivre un rythme d'activité spécifique (p.ex., consulter son courrier électronique ou son flux Twitter), en changer la fréquence (pour ralentir ou accélérer la façon dont on les consulte), ou plus radicalement introduire une sorte de rupture dans ces habitudes. Le terme de névrose suggère donc un conflit entre les pressions venant de l'intérieur (p.ex., le désir, la répulsion) et de l'extérieur (p.ex., les attentes collectives, les exigences imposées).

La névrose temporelle ne doit pas être conçue strictement comme un phénomène psychologique révélant des ambivalences personnelles ou des conflits internes à l’individu. Elle doit plutôt être conçue comme étant socialement produite par l'expérience quotidienne de dilemmes temporels qui nous sont imposés par les institutions au sein desquelles nous évoluons (famille, éducation, travail, etc.). Dans cette perspective, le développement actuel des médias sociaux ne fait que réactiver des dilemmes temporels qui étaient présents plus tôt dans l'histoire de notre société. La névrose temporelle représente donc une "mise à jour" d’anciennes formes d'ambivalences symptomatiques.

Maintenant que l'ambivalence est étiquetée, la question qui demeure est de déterminer comment les personnes et les institutions apprennent à gérer de tels dilemmes et conflits intériorisés. Comment apprenons-nous à gérer nos propres ambivalences face aux coûts et aux avantages des nouvelles technologies et aux rythmes qu'elles nous imposent ? Comment apprenons-nous à éviter d'être captifs d'une temporalité hégémonique (telle que celle qui nous enferme parfois dans l’utilisation compulsive des médias sociaux) et à maintenir des rythmes d'activité souples ?

Certains choisissent d'arrêter d'utiliser ce type de plateforme, d'autres continuent à lutter... et vous ?


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2017, septembre 18). Twitter et l'expérience de névrose temporelle. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/9/18/twitter-experience-nvrose-temporelle

Twitter and the experience of temporal neurosis

Recently, I reconnected to my twitter account, created five years ago and never used since then. As I am constantly looking for new sources of daily news, I thought that using Twitter more systematically could be relevant (although I have to confess, I am still struggling with it...) I also wanted to experiment and see how I could use this platform for keeping track of everyday insights emerging through my online readings. The experiment is just starting (you can check my account @alhadeffjones)

As I explore and discover more tweets and more people tweeting everyday, I am experiencing mixed feelings that seem to be quite common nowadays: the excitement of discovering new people (but not necessary new ideas) and the depressing feeling that keeping up with the pace of social media runs against other rhythms of my life (e.g., the pace of family, intellectual and working lives). This feeling in itself is not particularly original; it definitely reveals a broader ambivalence about current technologies of information and communication, already well documented in the media.

The ambivalence of a medium

What seems relevant to me, at this stage of my experimentation, is to try to keep this tension alive and to question the deeper meanings it carries. On one hand, the need for novelty, fresh insights, connections and the excitement of instantaneous connections; on the other hand, the need to consolidate what is already there, to preserve oneself, and to embrace the duration of long term perspective and lifelong development.

The problem is not so much about choosing between one or the other. The issue would be rather to learn how to regulate between openness and closure, instantaneity and duration, excitement and boredom, etc. Those are interesting "motifs de dualité" (Bachelard, 1950) that are constitutive of the everyday rhythms of our lives (sometimes we feel the need to be connected or stimulated, other times we prefer to remain on our own or quiet).

Defining temporal neurosis

Being able to regulate the way we relate to those aspects of the everyday life cannot be taken for granted. Pain and suffering can emerge from the difficulty to manage such ambivalences when they take larger proportions (e.g., compulsive behaviors). For that reason, it may be important to name the phenomenon characterized by the difficulty to regulate such tensions.

As I describe it in Time and the Rhythms of Emancipatory Education (Alhadeff-Jones, 2017), Gaston Pineau (2000) refers to the term "schizochrony" (from the Greek: schizo- meaning split; divided; and chronos, time) to express the tensions people experience when confronted with conflicting temporalities (e.g., family versus working time, biological versus social rhythms), or when we feel subjugated by rhythms that are imposed on us.

The tensions experienced when using social networks, such as Twitter, are of different nature. I think it may be relevant to use the expression "temporal neurosis", in allusion to the meaning given to this expression in psychoanalysis, to go further in the description of such phenomena. The notion of "temporal neurosis" stresses not only the conflicting, but also the ambivalent nature of the temporal tensions that may be experienced in the everyday life, for instance through specific behaviors experienced as symptomatic. Temporal neurosis constitutes a specific expression of "temporal conflicts" (Alhadeff-Jones, 2017).

Revealing our ambivalences toward the experience of time

If the notion of schizochrony suggests deep temporal clivages, the idea of temporal neurosis would rather refers to the state of tension and inner conflictuality that people may experience when considering the complementary, antagonistic, and contradictory nature of the rhythms that are constitutive of their own activity. Temporal neurosis is expressed by those moments when we wonder whether we should keep up with a specific pattern of activity (e.g., checking one's email or Twitter feed), change its frequency (to slow down or to accelerate the way one relates to it), or more radically introduce some kind of rupture in such habits. The term neurosis would suggest therefore a conflict between pressures coming from within (e.g., desire, repulsion) and from the outside (e.g., collective expectations, requirements).

Temporal neurosis should not be conceived strictly as a psychological phenomenon revealing personal ambivalences or inner conflicts. It should rather be conceived as socially produced by the everyday experience of temporal dilemmas imposed on us by the institutions we live through (family, education, work, etc.) From that perspective, the current development of social media is just reactivating temporal dilemmas that have been present earlier in the history of our society. Temporal neurosis represents therefore an 'update' of older forms of symptomatic ambivalences.

Now that the ambivalence is labelled, the question that remains is how do people and institutions learn to deal with such dilemmas and internalized conflicts? How do we learn to manage our own ambivalences toward the costs and benefits of new technologies and the rhythms they impose on us? How do we learn to avoid being captive of an hegemonic temporality (e.g., being stuck in social media) and maintain flexible rhythms of activity?

Some choose to stop using the platform, other keep struggling... what about you?


Cite this article: Alhadeff-Jones, M. (2017, September 18). Twitter and the experience of temporal neurosis. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/9/18/twitter-and-the-experience-of-temporal-neurosis