Apprentissages transformateurs et expérience de dilemmes rythmiques

Paterson's Land, University of Edinburgh (Photography: Michel Alhadeff-Jones, 2017)

Paterson's Land, University of Edinburgh (Photography: Michel Alhadeff-Jones, 2017)

J'étais récemment à l’Université d’Édimbourg pour participer à une conférence d'une journée sur la théorie de l'apprentissage transformateur (Transformative Learning Theory and Praxis : New and Old Perspectives) organisée par l'Institute for Academic Development. D'un point de vue rythmique, les documents présentés et les discussions qui ont suivi ont suscité de nombreuses réflexions très intéressantes. Rétrospectivement, il me semble qu'il y avait un fil invisible entre la plupart des communications présentées : s'engager à favoriser un apprentissage transformateur peut amener les formateurs et les apprenants à expérimenter et à remettre en question des formes spécifiques de dilemmes rythmiques.

Dissonance rythmique entre différentes cultures organisationnelles

J'ai commencé ma communication intitulée "The Rhythms of Transformative Learning" en partageant avec le public la "dissonance rythmique" dont j’ai fait l’expérience lorsque j'ai enseigné aux États-Unis pour la première fois. Comme je l'ai décrit ailleurs (Alhadeff-Jones, 2017, p.1, ma traduction) :

"En 2004, lorsque j'ai déménagé à New York et conçu mon premier séminaire sur les histoires de la vie à l'Université de Columbia, j'ai dû adapter un processus qui se déroulait auparavant sur 30 séances [en Suisse] de manière à ce qu'il s'inscrive sur une période de cinq semaines. Il m'a fallu diviser le nombre d'heures de cours par deux. La compression - certains l'appelleraient une accélération - ne concernait pas seulement le temps passé avec les étudiants ; elle affectait également la fréquence de nos rencontres et le processus d'apprentissage qui se déroulait entre chaque session".

J'ai vécu cet épisode comme une source de dissonance pour deux raisons. Premièrement, parce qu'il remettait en question la façon dont je concevais mon activité d'enseignement universitaire sur la base de mon activité en Suisse. Deuxièmement, parce qu'il m'a confronté aux questions politiques, économiques et psychosociologiques soulevées par l'exigence d'"accélérer" le processus d'apprentissage au sein même de mes cours.

Une double contrainte temporelle au sein des attentes institutionnelles

Dans sa présentation sur "l'apprentissage à fort impact dans l'enseignement supérieur" (High Impact Learning in Higher Education) Kris Acheson-Clair (avec J.D. Dirkx et C.N. Shealy) a également exprimé certains des dilemmes rencontrés dans le domaine du développement professionnel à l’université. Cette présentation a révélé ce que j'ai identifié comme une "double contrainte temporelle" (Alhadeff-Jones, 2017, p.104), c'est-à-dire une contrainte temporelle façonnée par des contradictions tacites. Dans le cas présenté par Acheson-Clair, d'une part, l'institution (c'est-à-dire l'université) exige que les programmes de formation mis en œuvre présentent un "apprentissage à fort impact", c'est-à-dire un apprentissage qui participe à la transformation de l'apprenant, principalement entendu comme un processus qui devrait contribuer à son employabilité et à son efficacité dans les tâches qui doivent être accomplies. D'autre part, l'institution exige que cet apprentissage à fort impact soit mesurable à court terme (c'est-à-dire après la formation mise en œuvre, ou après les possibilités d'apprentissage offertes, comme un voyage à l'étranger). La dissonance apparaît inscrite entre deux exigences (transformation et évaluation/responsabilisation) dont les temporalités sont en contradiction l'une avec l'autre : la première peut être difficile à anticiper, car elle peut nécessiter une longue durée de traitement par l'apprenant ; la seconde s'inscrit dans une temporalité fixe, prescrite par l'organisation et orientée vers le court terme.

Inadéquation rythmique entre la nature de la tâche et les habitudes des participants

Sarah Moore, dans sa présentation sur "l'apprentissage assisté par la technologie" (technology-enhanced learning) et Daphne Loads dans sa communication sur les "lectures collaboratives approfondies" (collaborative close readings) (basées sur l'utilisation de la poésie et d'autres formes de textes) dans le cadre du développement professionnel, ont toutes deux fourni des exemples d'activités d'apprentissage potentiellement ressenties comme déstabilisantes pour les participants concernés (en général, des professeurs ou des chargés de cours universitaires). La première a illustré les manières dont l'utilisation des nouvelles technologies dans l’enseignement universitaire peut être vécue comme une expérience déstabilisante. La seconde a montré comment la lecture de règlements ou d'articles universitaires, suivant des modalités proches de celles utilisées dans les études littératures, constitue également une pratique qui remet potentiellement en question les hypothèses que l'on a sur la signification de l'enseignement ou de la recherche à l’université. Dans les deux cas, il m'est apparu qu'une partie de la dissonance qui a pu être ressentie par les participants est liée au fait que l'activité promue (p.ex., l'utilisation de la technologie en temps réel ou l'exercice de la lecture lente) semble perturber le rythme habituel associé à l'activité professionnelle (i.e., l’enseignement ou la recherche). Une telle perturbation peut ainsi provoquer de l'anxiété (comment faire face à l'exigence qu'implique l'utilisation de nouvelles technologies ?) ou de l'impatience (comment la lecture de poésie peut contribuer à mes besoins pratiques quotidiens ?)

Expérience de dilemmes rythmiques et apprentissages transformateurs

La dissonance rythmique, la double contrainte temporelle et l'inadéquation rythmique, représentent trois formes (parmi d'autres) de dilemmes rythmiques. Ils confrontent les formateurs et les apprenants à des exigences temporelles complémentaires, antagonistes et contradictoires dont la complexité peut apparaître à première vue comme déstabilisante. D'une part, en accord avec la théorie de l'apprentissage transformateur de Mezirow, on peut supposer que l'expérience de tels dilemmes peut déclencher des processus de transformation. D'autre part, il faut admettre que lorsque de tels dilemmes rythmiques restent tacites ou insolubles, les contradictions qu'ils révèlent peuvent devenir une source de comportements dysfonctionnels ou de frustration.

Comment faire des dilemmes rythmiques une source d'apprentissage significative ?

Après ma présentation, un participant m'a posé la question : "Qu'avez-vous appris de votre expérience de dissonance rythmique aux États-Unis et comment vous en êtes-vous accommodé ?” Une telle question est cruciale. Rétrospectivement, il me semble qu'il y a au moins trois aspects clés à considérer :

  1. C'est peut-être évident, mais il faut d'abord distinguer le type d'apprentissage qui peut être attendu en regard du calendrier de formation, et les apprentissages qui vont au-delà de ce cadre. Certains apprentissages très significatifs peuvent se produire presque instantanément, alors que d'autres nécessitent un effort soutenu (p.ex., la réflexivité, le dialogue). Cela n'est pas toujours aisé à déterminer à l'avance et cela peut même devenir en soi un sujet de discussion entre les apprenants et la personne en charge de la formation.

  2. Il semble également crucial de reconnaître les limites temporelles qui caractérisent le contexte d'apprentissage, afin de s'assurer qu'il n'y a pas de malentendu avec les participants sur ce qui peut réellement être accompli dans les limites temporelles imparties à la formation.

  3. Il est essentiel que la personne en charge de la formation sensibilise les participants aux dilemmes rythmiques qui déterminent le cadre d'apprentissage, afin d'attirer leur attention sur cette dimension de la formation.

  4. Dans certains cas, il peut également être nécessaire d'envisager une remise en question du cadre temporel de la formation lui-même, afin de l’adapter aux objectifs d'apprentissage fixés par l'institution. Ce point est probablement le plus sensible, car il suggère que les formateurs (et les apprenants) soient prêts à remettre en cause le statu quo temporel afin de défendre des rythmes de formation alternatifs.

Personnellement, il m’arrive d’avoir recours à la métaphore du vaccin pour décrire le processus d'apprentissage. Chaque fois que la durée de la formation reste limitée, mon objectif est de faire germer certaines idées, sachant que si les apprenants sont prêts à y avoir recours, ils pourront peut-être faire une “piqure de rappel" ultérieurement. Ce qui devient alors essentiel, c'est de s'assurer qu'il y a la possibilité de maintenir le dialogue avec les apprenants par la suite. Ainsi, on part très tôt du principe que l'apprentissage se fait à travers une forme de répétition qui se produit sur le long cours. L'enjeu est alors de fournir l'occasion de déployer la réflexion et le dialogue au-delà du cadre formel associé à une formation spécifique.


Citer cet article: Alhadeff-Jones, M. (2017, avril 27). Apprentissages transformateurs et expérience de dilemmes rythmiques. Rhythmic Intelligence. http://www.rhythmicintelligence.org/blog/2017/4/27/transformative-learning-and-the-experience-of-rhythmic-dilemmas-7fs3k